Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre quelques pages de la magnifique édition de Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine parue récemment chez Gallimard par les soins de Céline Bohnert, Patrick Dandrey et Boris Donné :
Il serait long, et même inutile, d’examiner les endroits où j’ai quitté mon Original, et pourquoi je l’ai quitté. Ce n’est pas à force de raisonnement qu’on fait entrer le plaisir dans l’âme de ceux qui lisent : leur sentiment me justifiera quelque téméraire que j’aie été, ou me rendra condamnable quelque raison qui me justifie. Pour bien faire il faut considérer mon Ouvrage sans relation à ce qu’a fait Apulée, et ce qu’a fait Apulée sans relation à mon livre, et là-dessus s’abandonner à son goût. Au reste j’avoue qu’au lieu de rectifier l’Oracle dont il se sert au commencement des aventures* de Psyché, et qui fait en partie le nœud* de la Fable*, j’en ai augmenté l’inconvénient, faute d’avoir rendu cet Oracle ambigu et court, qui sont les deux qualités que les réponses des Dieux doivent avoir, et qu’il m’a été impossible de bien observer. Je me suis assez mal tiré de la dernière en disant que cet Oracle contenait aussi la glose des Prêtres ; car les Prêtres n’entendent pas ce que le Dieu leur fait dire ; toutefois il peut leur avoir inspiré la paraphrase aussi bien qu’il leur a inspiré le texte, et je me sauverai encore par là. Mais sans que je cherche ces petites subtilités, quiconque fera réflexion sur la chose, trouvera que ni Apulée ni moi nous n’avons failli. Je conviens qu’il faut tenir l’esprit en suspens dans ces sortes de narrations, comme dans les pièces de Théâtre. On ne doit jamais découvrir la fin des événements ; on doit bien les préparer, mais on ne doit pas les prévenir*. Je conviens encore qu’il faut que Psyché appréhende que son mari ne soit un Monstre. Tout cela est apparemment contraire à l’Oracle dont il s’agit, et ne l’est pas en effet* : car premièrement la suspension des esprits et l’artifice de cette Fable* ne consistent pas à empêcher que le lecteur ne s’aperçoive de la véritable qualité du mari qu’on donne à Psyché ; il suffit que Psyché ignore qui est celui qu’elle a épousé, et que l’on soit en attente de savoir si elle verra cet époux, par quels moyens elle le verra, et quelles seront les agitations de son âme après qu’elle l’aura vu. En un mot le plaisir que doit donner cette Fable* à ceux qui la lisent, ce n’est pas leur incertitude à l’égard de la qualité de ce mari, c’est l’incertitude de Psyché seule : il ne faut pas que l’on croie un seul moment* qu’une si aimable personne ait été livrée à la passion d’un Monstre, ni même qu’elle s’en tienne assurée ; ce serait un trop grand sujet d’indignation au lecteur : cette Belle doit trouver de la douceur dans la conversation et dans les caresses de son mari, et de fois à autres appréhender que ce ne soit un démon ou un enchanteur ; mais le moins de temps que cette pensée lui peut durer jusqu’à ce qu’il soit besoin de préparer la catastrophe*, c’est assurément le plus à propos. Qu’on ne dise point que l’Oracle l’empêche bien de l’avoir. Je confesse que cet Oracle est très clair pour nous ; mais il pouvait ne l’être pas pour Psyché : elle vivait dans un siècle si innocent, que les gens d’alors pouvaient ne pas connaître l’amour, sous toutes les formes que l’on lui donne. C’est à quoi on doit prendre garde, et par ce moyen il n’y aura plus d’objection à me faire pour ce point-là.
Assez d’autres fautes me seront reprochées sans doute ; j’en demeurerai d’accord, et ne prétends pas que mon ouvrage soit accompli : j’ai tâché seulement de faire en sorte qu’il plût, et que même on y trouvât du solide aussi bien que de l’agréable. C’est pour cela que j’y ai enchâssé des Vers en beaucoup d’endroits, et quelques autres enrichissements, comme le voyage des quatre amis, leur dialogue touchant la Compassion et le Rire, la description des enfers, celle d’une partie de Versailles. Cette dernière n’est pas tout à fait conforme à l’état présent des lieux : je les ai décrits en celui où dans deux ans on les pourra voir. Il se peut faire que mon ouvrage ne vivra pas si longtemps ; mais quelque peu d’assurance qu’ait un auteur qu’il entretiendra* un jour la postérité, il doit toujours se la proposer autant qu’il lui est possible, et essayer de faire les choses pour son usage.
Les Amours de Psyché et de Cupidon, édition de Céline Bohnert, Patrick Dandrey, Boris Donné, Gallimard, collection "Folio classique", 2021, p. 131-133.