Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre quelques pages de la magnifique édition de Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine parue récemment chez Gallimard par les soins de Céline Bohnert, Patrick Dandrey et Boris Donné :
Notre Héroïne ne perdit pas la mémoire de ce que lui avait dit son époux. Ses rêveries la menaient souvent jusqu’aux lieux les plus écartés de ce beau séjour ; et faisaient si bien que la nuit la surprenait devant qu’elle pût gagner le logis. Aussitôt son mari la venait trouver sur un char environné de ténèbres, et plaçant à côté de lui notre jeune épouse, ils se promenaient au bruit des fontaines. Je laisse à penser si les protestations, les serments, les entretiens pleins de passion se renouvelaient ; et de fois à autres aussi les baisers ; non point de mari à femme, il n’y a rien de plus insipide, mais de maîtresse à amant, et pour ainsi dire de gens qui n’en seraient encore qu’à l’espérance. Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j’entends parler de la fantaisie de son mari, c’est-à-dire de cette opiniâtreté́ à demeurer invisible. Toute la postérité s’en est étonnée. Pourquoi une résolution si extravagante ? Il se peut trouver des personnes laides qui affectent de se montrer, la rencontre n’en est pas rare ; mais que ceux qui sont beaux se cachent, c’est un prodige dans la nature ; et peut-être n’y avait-il que cela de monstrueux en la personne de notre époux.
Après en avoir cherché la raison, voici ce que j’ai trouvé dans un manuscrit qui est venu depuis peu à ma connaissance.
Nos Amants s’entretenaient à leur ordinaire ; et la jeune épouse qui ne songeait qu’aux moyens de voir son mari, ne perdait pas une seule occasion de lui en parler. De discours en autre ils vinrent aux merveilles de ce séjour. Après que la Belle eut fait une longue énumération des plaisirs qu’elle y rencontrait, disait-elle, de tous côtés, il se trouva qu’à son compte le principal point y manquait. Son mari ne voyait que trop où elle avait dessein d’en venir ; mais comme entre Amants les contestations sont quelquefois bonnes à plus d’une chose, il voulut qu’elle s’expliquât, et lui demanda ce que ce pouvait être que ce point d’une si grande importance, vu qu’il avait donné ordre aux Fées que rien ne manquât.
— Je n’ai que faire des Fées pour cela, repartit la Belle : voulez-vous me rendre tout à fait heureuse ? Je vous en enseignerai un moyen bien court. Il ne faut... Mais je vous l’ai dit tant de fois inutilement que je n’oserais plus vous le dire.
— Non, non, reprit le mari, n’appréhendez pas de m’être importune : je veux bien que vous me traitiez comme on fait les Dieux ; ils prennent plaisir à se faire demander cent fois une même chose : qui vous a dit que je ne suis pas de leur naturel ?
Notre Héroïne encouragée par ces paroles lui repartit :
— Puisque vous me le permettez, je vous dirai franchement que tous vos Palais, tous vos meubles, tous vos jardins ne sauraient me récompenser d’un moment de votre présence, et vous voulez que j’en sois tout à fait privée : car je ne puis appeler présence un bien où les yeux n’ont aucune part.
— Quoi, je ne suis pas maintenant de corps auprès de vous ? reprit le mari, et vous ne me touchez pas ? — Je vous touche, repartit-elle, et sens bien que vous avez une bouche, un nez, des yeux, un visage ; tout cela proportionné comme il faut, et, selon que je m’imagine, assorti de traits qui n’ont pas leurs pareils au monde ; mais jusqu’à ce que j’en sois assurée, cette présence de corps dont vous me parlez est présence d’esprit pour moi.
— Présence d’esprit ! repartit l’époux.
Psyché l’empêcha de continuer, et lui dit en l’interrompant :
— Apprenez-moi du moins les raisons qui vous rendent si opiniâtre.
— Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l’époux ; mais afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même, vous serez contrainte de m’avouer qu’il est à propos pour l’un et pour l’autre de demeurer en l’état où nous nous trouvons. Premièrement tenez-vous certaine que du moment que vous n’aurez plus rien à souhaiter vous vous ennuierez ; et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? les Dieux s’ennuient bien : ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et d’inquiétude, tant il est vrai que l’entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main. Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d’autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres (j’entends d’images de ma personne) qui ne soient très agréables. Et pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu’il n’y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis Dieu, ou je suis Démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois Démon vous me haïrez ; et si je suis Dieu vous cesserez de m’aimer, ou du moins vous ne m’aimerez plus avec tant d’ardeur, car il s’en faut bien qu’on aime les Dieux aussi violemment que les hommes. Quant au troisième, il y a des enchanteurs agréables, je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensembles. Ainsi le meilleur pour vous est l’incertitude, et qu’après la possession vous ayez toujours de quoi désirer ; c’est un secret dont on ne s’était pas encore avisé, demeurons-en là, si vous m’en croyez : je sais ce que c’est d’amour, et le dois savoir.
Les Amours de Psyché et de Cupidon,
Édition de Céline Bohnert, Patrick Dandrey, Boris Donné,
Gallimard, collection "Folio classique", 2021, p. 167-170.
Pour découvrir (ou redécouvrir) La Fontaine, nous vous conseillons l’excellent hors-série du Figaro qui vient de reparaître (juillet 2021), Dans le secret des Fables – La Fontaine, l’ami retrouvé, sous la direction de Michel De Jaeghere.