A l'occasion du Festival européen latin grec dédié à Apulée, voici un extrait des Métamorphoses issu de l'édition des Romans grecs et latins :
Ayant retrouvé sa gaieté, elle commença : « S’il te plaît, laisse-moi d’abord fermer soigneusement la porte de cette chambre, pour éviter que ce que je vais révéler ne sorte d’ici et qu’en me laissant aller à une indiscrétion, je ne me rende coupable de sacrilège », et sur ces mots elle poussa les verrous et introduisit solidement le crochet. Après quoi elle se retourna vers moi, m’entoura le cou de ses deux mains et poursuivit d’une voix basse et presque inaudible : « Je tremble, j’ai très peur de révéler les secrets de cette maison et de dévoiler les sombres mystères de ma maîtresse, mais l’opinion que j’ai de ta personne et de ton éducation l’emporte. Non seulement tu es de haute naissance, non seulement tu as un esprit noble, tu as aussi été initié à plusieurs cultes ; tu connais à coup sûr la sainte loi du silence. Alors s’il te plaît, tout ce que je confierai au sanctuaire de ton cœur pieux, garde-le pour toujours enfermé dans son enceinte et récompense la franchise de mes révélations par un mutisme immuable. Car la puissance de l’amour qui me lie à toi me pousse à te révéler ce que seule au monde je connais. Tu vas savoir tout ce qui se passe dans cette maison, tu vas savoir les prodigieux secrets de ma maîtresse, qui font lui obéir les mânes, bouleversent les astres, dominent les dieux, asservissent les éléments. Et jamais elle ne se sert autant de la violence de cet art que quand un joli garçon lui a tapé dans l’œil – ce qui, à vrai dire, arrive assez souvent.
« En ce moment, d’ailleurs, elle se meurt pour un jeune Béotien joliment fait, elle en est folle, elle brûle et met en jeu tout l’attirail, la panoplie complète de son art. Je l’ai entendue hier soir, je t’assure, je l’ai entendue de mes propres oreilles-là, elle menaçait même le soleil de le recouvrir d’un nuage noir et de ténèbres éternelles, sous prétexte qu’il avait tardé à descendre du ciel et qu’il n’avait pas cédé sa place assez vite à la nuit pour lui permettre de s’adonner à ses sortilèges. Or il se trouve que ce jeune homme, elle l’a vu assis dans la boutique d’un barbier, hier, quand elle revenait du bain. Elle m’a ordonné de lui rapporter, sans me faire voir, les cheveux tombés sous les coups de ciseaux et qui jonchaient le sol. Je me suis empressée de les ramasser discrètement, quand le barbier m’a repérée, et comme nous avons bien sûr très mauvaise réputation en ville à cause de nos activités magiques, il m’a attrapée avec brutalité et s’est mis à me crier dessus : “tu as fini, espèce de moins que rien, de chiper tout le temps les cheveux des jeunes gens honnêtes ? c’est un crime et si tu n’arrêtes pas une bonne fois pour toutes, je vais te livrer aux magistrats, sans la moindre hésitation !” et joignant le geste à la parole, il a plongé sa main entre mes seins, m’a fouillée et a extirpé les cheveux que j’y avais cachés d’un geste furibond.
J’étais catastrophée. Je songeais au tempérament de ma maîtresse : ce genre de revers la met tellement hors d’elle qu’elle me roue de coups avec la dernière violence. J’envisageais déjà la fuite, mais ton image s’est présentée devant mes yeux et j’ai tout de suite abandonné ce projet.
« Je m’éloignais sombrement, redoutant de rentrer les mains complètement vides, quand j’ai aperçu un homme en train de tondre aux ciseaux des outres en peau de chèvre : je les voyais là, bien ficelées, bien gonflées, déjà suspendues, avec leurs poils qui jonchaient le sol, blonds, tout pareils aux cheveux du jeune Béotien. J’en ai ramassé une poignée que j’ai rapportée à ma maîtresse sans lui dire la vérité. Au début de la nuit, avant que tu ne reviennes de ton dîner, ma maîtresse Pamphilé, folle d’impatience, a grimpé sur un toit de planches qui se trouve de l’autre côté de la maison, ouvert, exposé à tous les vents, avec la vue qui s’étend à l’infini de l’orient aux autres directions. C’est un endroit où elle aime se rendre en secret, idéal pour ses opérations. elle a commencé avec les préparatifs ordinaires, en étalant devant elle sa panoplie infernale, des herbes de toutes sortes, des lamelles de métal couvertes d’écritures indéchiffrables, des débris d’épaves de navires solidifiés et d’innombrables morceaux de cadavres déjà pleurés et même enterrés : ici des nez et des doigts, là des clous de potence avec des lambeaux de chair, ailleurs encore du sang d’hommes égorgés qu’elle avait recueilli et des morceaux de crânes arrachés aux dents des fauves.
« Après quoi, elle s’est mise à marmonner des incantations au-dessus d’entrailles palpitantes et a offert en libation différents liquides, de l’eau de source, du lait de vache, du miel de montagne, et même une offrande d’hydromel. Puis elle a entrelacé les fameux cheveux et les a entortillés pour
former des nœuds, avant de les jeter sur un feu de braises et de les griller avec beaucoup d’aromates.
D’un seul coup, se pliant à la puissance invincible de la science magique et à la force invisible des divinités soumises, ces corps, dont le pelage brûlait et crépitait, s’animent d’un souffle humain. Ils sentent, ils entendent, ils marchent, ils arrivent là où les guide l’odeur de leur toison et, se substituant au jeune Béotien, pressés d’entrer, se jettent contre la porte. Et c’est là que tu entres en scène : ivre, abusé par l’obscurité soudaine de la nuit, tu dégaines ton poignard et brandis ton arme tel un ajax pris de folie. Mais la différence, c’est que lui s’en est pris à des bêtes vivantes et qu’il a massacré des troupeaux entiers, tandis que toi tu as fait bien plus fort, tu as privé de leur souffle trois outres gonflées en peau de chèvre et tu as terrassé tes ennemis sans te tacher d’une goutte de sang, ce qui fait que, moi, maintenant, je peux tenir dans mes bras non pas un homicide mais un outricide. »
la boutade de Photis me fit rire. Je répliquai sur le même ton enjoué : « Voilà donc l’exploit numéro un dont je peux désormais me prévaloir, moi aussi, comme Hercule et ses douze travaux, si on admet que mes trois outres trucidées valent autant que géryon avec ses trois corps ou que cerbère avec sa triple tête1. Mais si tu veux que je te pardonne de bon cœur tout ce que tu as fait et les frayeurs que tu m’as infligées, donne-moi ce que j’attends, ce que je désire plus que tout au monde. Montre-moi ta maîtresse à l’œuvre quand elle s’adonne à cette science divine, que je la voie quand elle invoque les dieux, et surtout quand elle change de forme. tu comprends, je brûle de voir de la magie de mes yeux, c’est mon vœu le plus cher. D’ailleurs, toi non plus tu ne m’as pas l’air d’être une novice dans ce domaine, ni une débutante. Je le sais, j’en suis convaincu : moi qui ai toujours méprisé les caresses des dames, voilà que je me retrouve comme un esclave consentant, adjugé et vendu, prisonnier de tes yeux pétillants, de tes joues roses, de tes cheveux brillants, de tes baisers insatiables, de tes seins parfumés. C’est au point que je ne veux plus rentrer chez moi, je ne pense plus au retour, je n’aime rien autant que passer la nuit avec toi.
— Ah, Lucius, je voudrais bien consentir à tes désirs ! mais elle n’est pas du tout commode. En plus, elle se retranche toujours dans la solitude pour se livrer à ce genre de mystères sans aucun témoin. Mais je ferai quand même passer ta requête avant mon propre danger. Dès que je verrai une occasion favorable, je ferai le possible pour te satisfaire, à condition seulement, comme je te l’ai dit au début, de respecter un silence absolu sur un sujet aussi sérieux. »
À bavarder ainsi, l’envie de faire l’amour s’empara de notre âme et de notre chair. Nous enlevâmes tous nos habits pour célébrer, entièrement dévêtus, nus comme des vers, nos bacchanales vénériennes, même que Photis, voyant que je me fatiguais, s’offrit spontanément en prime à la façon d’un garçon. Finalement le sommeil se répandit sur nos yeux fatigués d’avoir veillé et nous retint jusqu’au grand jour.
Les Métamorphoses, III