Extraits du Panthéon en poche, le premier Signet, par Laure de Chantal, Les Belles Lettres, 2008.
Homère, Hymne à Déméter, 233-292 :
Déméter obtient la garde du petit Démophon et se prend d’affection pour cet autre enfant qui apaise quelque peu la perte de sa fille. Elle entreprend de le rendre immortel :
Le Baptême du feu
Elle élevait ainsi dans le palais le superbe fils du prudent Célée, Démophon, l’enfant de Métanire à la belle ceinture ; et il grandissait comme un être divin, sans prendre le sein ni aucune nourriture : Déméter en effet le frottait avec de l’ambroisie, comme s’il fût né d’un Dieu, et soufflait doucement sur lui en le tenant sur son cœur. Durant les nuits, souvent elle le cachait dans le feu ardent, comme une torche, à l’insu de ses parents : ce leur était un grand sujet d’émerveillement que de le voir pousser d’un jet, et d’aspect ressembler aux Dieux. Elle l’aurait soustrait à la vieillesse et à la mort sans la folie de Métanire à la belle ceinture qui, la guettant pendant la nuit, l’aperçut de sa chambre odorante : effrayée pour son fils, elle jeta un cri de douleur et se frappa les cuisses ; un grand égarement s’empara de son cœur, et elle dit en gémissant ces paroles ailées :
« Démophon, mon enfant, l’Étrangère te cache dans ce grand feu et, moi, me fait pleurer et souffrir amèrement. »
Elle parlait ainsi en se lamentant ; et la divine Déesse l’entendit. Irritée contre elle, Déméter aux belles couronnes arracha hors du feu, de ses mains immortelles, le fils inespéré que Métanire avait enfanté dans son palais, et le déposa à terre, loin d’elle. Le cœur plein d’un terrible courroux, elle dit en même temps à Métanire à la belle ceinture :
« Hommes ignorants, insensés, qui ne savez pas voir venir votre destin d’heur ni de malheur ! Voilà que ta folie t’a entraînée à la faute la plus grave ! J’en atteste l’onde implacable du Styx, sur quoi jurent les Dieux : j’aurais fait de ton fils un être exempt à tout jamais de vieillesse et de mort, je lui aurais donné un privilège impérissable : mais maintenant il n’est plus possible qu’il échappe aux destins de la mort. Du moins, un privilège impérissable lui sera à jamais attaché, parce qu’il est monté sur nos genoux et qu’il a dormi dans nos bras. Quand avec les heures auront tourné les cycles de ses années, les fils d’Éleusis déploieront les uns contre les autres des combats et d’horribles luttes – sans interruption et à jamais. Je suis Déméter que l’on honore, la plus grande source de richesse et de joie qui soit aux Immortels et aux hommes mortels. Mais allons ! Que le peuple entier m’élève un vaste temple et, au-dessous, un autel, au pied de l’acropole et de sa haute muraille, plus haut que le Callichoros, sur le saillant de la colline. Je fonderai moi-même des Mystères, afin qu’ensuite vous tâchiez de vous rendre mon cœur propice en les célébrant pieusement. »
À ces mots la Déesse, rejetant la vieillesse, prit une haute et noble taille. Des effluves de beauté flottaient tout autour d’elle, et un parfum délicieux s’exhalait de ses voiles odorants ; le corps immortel de la déesse répandait au loin sa clarté ; ses blonds cheveux descendirent sur ses épaules, et la forte demeure s’illumina, comme l’eût fait un éclair. Elle traversa toute la maison : Métanire sentit aussitôt fléchir ses genoux et pendant longtemps resta muette, sans même songer à relever de terre son fils chéri. Les sœurs de l’enfant entendirent ses cris lamentables, et bondirent hors de leurs couches moelleuses ; l’une d’elles prit l’enfant dans ses bras et le mit sur son cœur ; une autre ranima le feu, une autre encore s’élança sur ses jambes délicates pour redresser sa mère et l’éloigner de la chambre odorante. Assemblées autour de l’enfant, elles le baignèrent, bien qu’il se débattît, en l’entourant de tous les soins ; mais il ne s’apaisait pas : car elles étaient bien inférieures, les nourrices qui le tenaient dans leurs bras !
Homère, Hymne à Déméter, 302-339 :
Pour apaiser la déesse, les Éleusiniens lui élève un temple. La déesse des moissons reste à Éleusis et ne veut toujours pas rejoindre les Immortels tant son chagrin est lourd. Par conséquent la terre cesse d’être fertile. Zeus décide d’agir[1].
La Terre en deuil
Elles[2] passèrent toute la nuit, le cœur battant de crainte, à tâcher de se rendre propice la glorieuse Déesse. Dès que l’aurore parut, elles firent au puissant Célée un récit véridique, suivant l’ordre de Déméter, la Déesse aux belles couronnes. Alors, convoquant sur la place la foule de son peuple, il lui ordonna d’élever à Déméter aux beaux cheveux un temple opulent et un autel, sur le saillant de la colline. Ils s’empressèrent de lui obéir et d’écouter sa voix ; ils bâtirent, suivant ses ordres, le temple qui grandissait selon la volonté divine. Après l’avoir achevé et s’être acquittés de leur lourde tâche, ils s’en furent chacun chez eux : la blonde Déméter vint s’y installer, loin de tous les Dieux bienheureux ; elle restait là, consumée par le regret de sa fille à la large ceinture. Ce fut une année affreuse entre toutes qu’elle donna aux hommes qui vivent sur le sol nourricier, une année vraiment cruelle : la terre ne faisait pas lever le grain ; car Déméter Couronnée l’y tenait caché. Bien des fois, les bœufs traînèrent en vain dans les labours le soc courbe des charrues ; bien des fois l’orge pâle tomba sans effet sur la terre. Elle aurait sans doute anéanti dans une triste famine la race tout entière des hommes qui ont un langage, et frustré les habitants de l’Olympe de l’hommage glorieux des offrandes et des sacrifices, si Zeus n’y avait songé, et réfléchi dans son esprit. D’abord il envoya Iris aux ailes d’or appeler Déméter aux beaux cheveux, dont la noble apparence renferme toutes les grâces. Zeus avait parlé : Iris obéit au Cronide des nuées sombres, et ses pieds franchirent rapidement toute la distance. Elle parvint à l’acropole de l’odorante Éleusis, et trouva dans son temple Déméter voilée de noir ; prenant la parole, elle lui tint ces propos ailés :
« Déméter, c’est Zeus, le Père aux desseins éternels, qui t’invite à rejoindre la race des Dieux toujours vivants ! Allons ! et que l’ordre qui me vient de Zeus ne soit pas sans exécution. »
Elle parlait ainsi, en la suppliant ; mais le cœur de la Déesse ne se laissait pas convaincre. Ensuite, le Père lui dépêcha encore les Dieux toujours vivants, sans exception : ils venaient tour à tour la prier de venir ; ils lui offraient nombre de présents magnifiques, et les privilèges qu’elle voudrait choisir parmi ceux des Immortels. Mais personne n’arrivait à convaincre le cœur ni l’esprit de la Déesse profondément irritée, qui repoussait durement leurs propos ; elle ne mettrait pas le pied sur l’Olympe odorant, disait-elle, ni ne ferait de terre lever le grain, avant de voir de ses yeux sa fille au beau visage.
Après avoir entendu ces paroles, Zeus, dont la vaste voix gronde sourdement, envoya dans l’Érèbe ténébreux Argeiphontès à la baguette d’or : il devait exhorter Hadès par de douces paroles et, du fond des brumes obscures, ramener la sainte Perséphone vers la lumière et parmi les Dieux, afin que sa mère, à la voir de ses yeux, déposât son courroux.
Hymnes homériques, À Déméter, 334-379 :
Prisonnière des Enfers, Perséphone ne souhaite que rejoindre sa mère. Pour être sûr de son retour, Hadès imagine un étrange stratagème : on ne trompe pas le dieu des morts.
Un Grain de grenade
Argeiphontès[3] le Fort s’approcha du Dieu et lui dit :
« Hadès à la sombre chevelure, qui règnes sur les morts, Zeus le Père m’ordonne de ramener vers les Dieux, du fond de l’Érèbe ténébreux, la belle Perséphone, afin que sa mère, à la voir de ses yeux, s’arrête dans sa colère et son courroux contre les Immortels. Elle médite l’acte grave d’anéantir la race débile des hommes qui naissent sur la terre en dérobant le grain dans le sol, et songe à réduire ainsi à néant les honneurs dus aux Immortels. Possédée d’un horrible courroux, au lieu de se mêler aux Dieux, elle demeure à l’écart dans son temple odorant, sans quitter l’acropole rocheuse d’Éleusis. »
Il parlait ainsi ; le Seigneur du Peuple souterrain, Aïdôneus[4], sourit dans ses sourcils, et ne désobéit point aux injonctions de Zeus-Roi. Il se hâta de prier la prudente Perséphone :
« Va, Perséphone, auprès de ta mère voilée de noir ; mais garde en ta poitrine une humeur et un cœur sereins. Ne te désespère pas trop : c’est inutile et vain. L’époux que tu auras en moi n’est point indigne de toi parmi les Immortels : je suis le propre frère de Zeus le Père. Quand tu seras ici, tu régneras sur tous les êtres qui vivent et qui se meuvent ; tu auras les plus grande privilèges parmi les Immortels, et ils seront toujours châtiés, ceux qui te feront l’injure de ne pas se concilier ton cœur par les pieux sacrifices et les offrandes qui te reviennent. »
Il parlait ainsi ; la prudente Perséphone se réjouit et bondit vivement de bonheur ; mais il lui donna à manger un grain doux et sucré de grenade, sans se faire voir, en jetant des regards autour de lui, afin qu’elle ne restât point à jamais, auprès de la vénérable Déméter voilée de noir. Il attela les chevaux immortels à l’avant de leur char d’or, le Maître de tant d’êtres, Aïdôneus ; elle monta sur le char et, à ses côtés, prenant en mains rênes et fouet, Argeiphontès le Fort traversa tout le palais, tandis que les deux chevaux volaient sans se faire prier. Ils couvrirent rapidement leur longue route ; ni la mer, ni l’onde des fleuves, ni les vallons herbeux n’arrêtaient l’élan des chevaux immortels, ni les pics des monts : ils les franchissaient en fendant les nuées épaisses.