La Vie des Classiques vous offre aujourd'hui un etrait de l'ouvrage de Neil MacGregor Une histoire du monde en 100 objets, paru tout récemment aux Les Belles Lettres.
"Pendant des milliers d’années, les épices de l’Orient ont fasciné les Européens occidentaux. Bien avant que le curry ne soit devenu un plat national britannique, nous avons rêvé de relever notre cuisine insulaire insipide avec des parfums exotiques venant de l’Inde. Pour le poète George Herbert, l’expression "le pays des épices » évoquait une perfection métaphorique à la fois incroyablement lointaine et infiniment désirable. Il n’est donc pas très surprenant qu’au travers des siècles les épices aient toujours suscité non pas seulement de la grande poésie mais un gros business. Le commerce des épices entre l’Extrème-Orient et l’Europe a fondé les empires portugais et hollandais, et il a donné lieu à des guerres sanglantes. Déjà au début du ve siècle, ce commerce englobait la totalité de l’Empire romain. Quand les Wisigoths ont attaqué la cité de Rome en l’an 408 de notre ère, ils n’ont accepté de se retirer qu’en .change du versement d’une énorme rançon qui comprenait de l’or, de l’argent, de grandes quantités de soie et un produit de luxe supplémentaire : une tonne de poivre. Cette précieuse épice avait fait son chemin, fort lucratif au demeurant, dans tout l’Empire romain, de l’Inde jusqu’à l’East Anglia, où a été trouvé cet objet.
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Ce qu’on appelle le Suffolk aurait pu .tre qualifi. par les Romains d’Extrème-Occident. Vers l’an 400, des siècles de paix et de prospérité sans précédent n’allaient pas tarder à se terminer dans le chaos. Partout en Europe de l’Ouest, l’Empire romain était en train de se fragmenter en une série d’états en déliquescence, et en Grande-Bretagne, le commandement romain procédait à un retrait progressif. Dans de tels moments, être riche était délicat. Plus aucune force militaire organisée n’étant là pour protéger les riches ou leurs biens, ils ont pris la fuite en laissant derrière eux quelques-uns des plus grands trésors jamais découverts. Cette poivrière appartient à une collection d’objets en or et en argent enfouis dans un champ vers l’an 410 . Hoxne, dans le Suffolk, et retrouvés 1 600 ans plus tard, en 1992.
Il ressemble . une statuette repr.sentant le haut du corps d’une matrone romaine qui porte des habits recherchés et de longs pendants d’oreilles. Sa coiffure, torsadée et nattée, est d’une extraordinaire complexité : il s’agit à l’évidence d’une grande dame à la pointe de la mode. Haute de 10 centim.tres, elle a la taille d’une poivrière. Et c’est précisément ce qu’elle est : une poivrière en argent. A la base, un mécanisme ingénieux permet de décider quelle quantité de poivre délivrer. On tourne la poignée, qu’on peut fermer ou ouvrir complètement, ou mettre en position pour saupoudrer. Cette poivrière n’aurait pu appartenir qu’à des gens très fortunés, et elle a manifestement été conçue dans le but d’amuser. Le visage est en argent, mais les yeux et les lèvres sont soulignés d’or, de sorte que, à la lueur des chandelles, ils donnaient l’impression de bouger. De quoi fournir un vrai sujet de conversation dans les banquets donnés dans le Suffolk.
La Grande-Bretagne est devenue une partie de l’Empire romain en l’an 43, si bien qu’au moment où a été faite notre poivrière, elle était une province romaine depuis plus de 300 ans. Les Britanniques et les Romains s’étaient mélangés et mariés entre eux, et, en Angleterre, tout le monde faisait comme les Romains. Spécialiste du commerce à l’époque romaine, Roberta Tomber explique :
Quand les Romains sont arrivés en Grande-Bretagne, ils ont apporté avec eux une bonne partie de leur culture matérielle et de leurs habitudes qui ont fait que les populations de Grande-Bretagne se sont senties romaines ; elles se sont identifiées à la culture romaine. Le vin en faisait partie, tout comme l’huile d’olive, et le poivre était encore plus précieux dans cet " assortiment" de coutumes romaines.
Pour ce qui est de la nourriture, les Romains étaient du plus grand sérieux. Les chefs esclaves officiaient dans les cuisines où ils concoctaient des mets délicats destinés à leur consommation. Un menu haut de gamme pouvait se composer de loir nappé de miel et de graines de pavot, suivi d’un sanglier entier que tétaient des porcelets faits en pâte à gâteau, dans lesquels étaient placées des grives vivantes, et, pour finir, des coings, des pommes et du porc déguisés en volailles et en poissons. Aucune de ces opulentes inventions culinaires n’aurait pu voir le jour sans un généreux assaisonnement, dont l’épice principale était le poivre. Pourquoi cette épice en particulier a-t-elle conservé un attrait constant ? J’ai interrogé l’auteure Christine McFadden sur l’importance qu’il y a à mettre un peu de poivre dans une recette :
Ils n’en avaient jamais assez. Des guerres ont été menées pour ça, et si on lit des recettes romaines, elles commencent toutes par "prenez du poivre et mélangez-le avec… "
Un chef du d.but du xxe si.cle a dit qu’aucune autre épice ne peut en faire autant pour d’aussi nombreuses sortes de plats différents, qu’ils soient sucrés ou salés. Le poivre contient un alcaloïde, la pipérine, qui apporte de l’âcreté, du piquant. Il favorise la transpiration, qui rafraîchit le corps – ce qui est essentiel au confort sous les climats chauds. Il aide également à la digestion, titille les papilles et fait saliver.
L’endroit le plus proche de Rome où poussait du poivre étant l’Inde, les Romains ont d. trouver un moyen d’envoyer des bateaux sillonner l’océan Indien et de rapporter la cargaison par voie terrestre vers la Méditerranée. Des flottes et des caravanes entières chargées de poivre voyageaient de l’Inde à la mer Rouge, puis traversaient le désert jusqu’au Nil. L’épice était ensuite diffusée dans l’Empire romain par voie fluviale, maritime et terrestre. Il s’agissait d’un gigantesque réseau, aussi complexe que dangereux, mais extrêmement profitable. Roberta Tomber précise :
Au premier si.cle de notre ère, Strabon raconte que 120 bateaux partaient chaque année de Myos Hormos – un port de la mer Rouge – . destination de l’Inde. Bien entendu, d’autres ports de la mer Rouge et d’autres pays envoyaient des bateaux en Inde. La valeur réelle de ce commerce était gigantesque – on le sait notamment grâce à un papyrus datant du iie siècle, le papyrus de Muziris. Il y est question du coût d’une cargaison estimée aujourd’hui à 7 millions de sentences. A cette même époque, un soldat de l’armée romaine gagnait environ 800 sesterces par an.
Remplir régulièrement une grande poivrière en argent comme celle-ci aurait par conséquent entamé une bonne partie du budget épicerie, et pourtant la maison qui la possédait avait trois autres pots en argent – pour le poivre ou d’autres épices –, un en forme d’Hercule en pleine action et deux en forme d’animaux. Une extravagance vertigineuse. Mais les poivrières ne sont qu’une minuscule partie du butin de ce trésor enfouie. Elles ont été découvertes dans un coffre qui contenait soixante-dix-huit cuillers, vingt louches, vingt-neuf pièces de bijoux en or spectaculaires, et plus de 15 000 pièces de monnaie en or et en argent. Quinze empereurs différents sont représentés sur les pièces ; le dernier est Constantin III, qui a accédé au pouvoir en 407. C’est ce qui nous permet de dater le butin, lequel a dû être enterré quelque temps après pour être mis à l’abri, alors que l’autorité romaine en Grande-Bretagne s’effondrait à toute vitesse.
Mais revenons à notre poivrière en forme de matrone romaine de haut rang."
La suite de l’histoire de cette Miss Pepper du IVe siècle et 99 autres objets dans Neil MacGregor « Une histoire du monde en 100 objets », Les Belles Lettres, 2018