Faut-il placer un philosophe à coté d’un juge ? Deux joueurs invétérés côte à côte ? Un amoureux des garçons à côté d’un jeune homme ? Plutarque répond de manière à la fois philosophique et pratique, proposant une véritable théorie des compatibilités dînatoires. Voici l'extrait à retrouver dans A la table des Anciens de Laure de Chantal.
Pendant que je parlais ainsi, Lamprias, assis sur un tabouret, intervint bruyamment, selon son habitude, en demandant aux assistants s’ils lui donnaient la permission de remettre à sa place un juge radoteur ; tous l’invitèrent à parler franchement, sans ménagement. « Qui donc, dit-il, ménagerait un philosophe qui, faisant du banquet un théâtre, y veut assigner les places d’après les parentés, les richesses, les magistratures, ou qui y confère les proédries des décrets amphictyoniques, pour nous empêcher, même à table, d’échapper à la vanité ? Ce n’est pas selon la considération, mais selon leur agrément,
qu’il faut placer le convives, ni penser à la dignité d’un chacun, mais aux affinités et aux harmonies réciproques, comme l’on fait ailleurs pour ce que l’on veut intimement réunir. Partout le désordre nuit, mais quand il se produit parmi des personnes, et des personnes occupées à boire, c’est alors surtout qu’il révèle ses conséquences fâcheuses, par des insolences et d’autres excès inqualifiables, qu’un homme ayant le sens de l’ordre et de l’harmonie doit prévenir et éviter. »
Nous lui donnâmes raison, en ajoutant: « Mais pourquoi ne nous fais-tu point connaître les principes de l’ordre et de l’harmonie? » – « Parfaitement, dit-il, je vous les fais connaître, s’il vous plaît de me laisser changer la disposition et l’ordonnance du banquet, comme Épaminondas changea ceux de la phalange. » Nous lui donnâmes tous cette permission. Il ordonna alors aux serviteurs de se retirer, et, considérant chacun de nous: « Écoutez, dit-il, comment je vais vous placer les uns avec les autres; car je veux vous donner une explication préalable. Homère me paraît avoir été justement accusé par le Thébain Pamniénès de ne rien connaître aux choses de l’amour, pour avoir rangé les tribus avec les tribus et mêlé les clans aux clans, alors qu’il fallait mettre l’amant à côté de l’aimé, afin que tout le bataillon, soudé par un lien vivant, fût animé du même esprit. Et c’est à peu près ce que moi, je veux faire de notre banquet: je n’installerai pas le riche à côté du riche, ni le jeune à côté du jeune, ni le magistrat à côté du magistrat, ni l’ami à côté de l’ami; ce serait une disposition froide et incapable de fortifier ou de susciter la sympathie; donnant au contraire à chacun son complément, je veux que près de l’érudit s’installe celui qui est avide de s’instruire, près du grincheux, celui qui est aimable, près du vieillard bavard, le jeune homme attentif, près du vantard, le modeste, et près du passionné, celui qui est calme ; et si j’aperçois quelque part un riche généreux, j’irai prendre dans un coin un homme pauvre et vertueux, et je le conduirai près de lui, afin que, à l’image des coupes, la pleine se déverse dans la vide. Mais je ne veux pas qu’un sophiste s’installe aux côtés d’un sophiste, ni un poète aux côtés d’un poète, “car le mendiant est jaloux du mendiant et le chanteur du chanteur”.
Voyez Sosiclès là-bas et Modestos: ils sont en train de s’opposer propos contre propos et risquent bel et bien de faire jaillir les flammes. Je sépare aussi les étrangleurs, les insolents et les coléreux, en plaçant entre eux un homme calme, comme un écran destiné à amortir les coups. Mais je réunis les amateurs de lutte, de chasse et d’agriculture. Car il y a deux sortes de similitudes: l’une excite à la bataille, comme celle des coqs, l’autre favorise la sociabilité, comme
celle des geais. Je réunis aussi et mets ensemble les grands buveurs et les amoureux, non seulement “ceux qui sentent la morsure de l’amour des garçons”, comme dit Sophocle, mais encore ceux qui sont pris par celui des femmes et par celui des jeunes filles; car, brûlant de la même flamme, ils s’attacheront facilement les uns aux autres, comme le fer que l’on soude, à moins que, par Zeus, il se trouve qu’ils aiment le même garçon ou la même fille. »
Propos de Table, I, 2