Les Grecs croyaient-ils en leurs dieux ? En tout cas, s'en moquer ne leur posait pas de problème. Voici le début de La double accusation de Lucien de Samosate à retrouver dans ses Oeuvres complètes dans la savoureuse traduction d'Anne-Marie Ozanam.
Zeus — Ah ! Puissent-ils crever, tous ceux des philosophes qui prétendent qu’on ne trouve le bonheur que chez les dieux. S’ils savaient tout ce que les hommes nous font subir, ils ne nous jugeraient pas heureux d’avoir droit au nectar et à l’ambroisie. Ils se fient à Homère, un aveugle et un imposteur, qui nous nomme bienheureux et raconte ce qui arrive dans le ciel, lui qui ne pouvait même pas voir ce qui se déroule en bas, sur la terre. Prenez Hélios que voici : dès qu’il a attelé son char, il passe toute la journée à faire le tour du ciel, revêtu de feu, étincelant de rayons, sans avoir même le temps de se gratter l’oreille, comme on dit ; car, si par mégarde il se relâche si peu que ce soit, les chevaux échappent aux rênes, s’écartent de leur route et voilà le feu mis à l’univers. Quant à Séléné, elle ne peut dormir : elle fait le tour du ciel, elle aussi, brillant pour les fêtards et ceux qui rentrent des banquets à des heures indues. De son côté, Apollon a choisi un métier qui exige de nombreux efforts, et il a presque été rendu sourd par ceux qui l’importunent en réclamant des oracles. Tantôt il doit être à Delphes ; peu après il court à Colophon ; de là, il se rend à Xanthos, puis revient à toutes jambes à Délos ou chez les Branchides. Bref, partout où la prophétesse, après avoir bu l’eau sacrée, mâché le laurier et secoué le trépied, lui ordonne de se présenter, il lui faut aussitôt être là sans tarder pour débiter ses oracles, sinon c’en est fait de la réputation de son art. Je renonce à dire tous les pièges qu’on lui tend pour mettre à l’épreuve sa divination, en faisant bouillir ensemble de la viande d’agneau et des tortues, de sorte que si le dieu n’avait pas eu le nez subtil, le Lydien serait reparti en se riant de lui. Quant à Asclépios, il est assailli par les malades, « il veoit choses horrificques, touche objects desgoustants, et des maulx d’aultrui recueille doleurs bien à luy ». À quoi bon parler des Vents qui font pousser les plantes, escortent les navires, et soufflent pour les vanneurs ? De Sommeil qui vole vers tous ? De Songe qui accompagne Sommeil pendant la nuit et interprète ses oracles ? Tels sont tous les travaux que les dieux assument par amour de l’humanité, chacun d’eux apportant son aide à la vie sur terre.
Pour les tâches des autres, passe encore. Mais moi, le roi et père de l’univers, combien j’endure de désagréments ! Combien j’ai de tracas, partagé que je suis entre tant de préoccupations ! D’abord, je dois surveiller les travaux des autres dieux qui exercent une part de notre autorité, pour qu’ils ne se montrent pas mous en les exécutant. Ensuite, j’ai moi-même d’innombrables choses à faire, presque impossibles à réaliser, tant elles exigent de minutie. En effet, après avoir géré et organisé les principaux domaines de mon administration — pluies, grêles, vents, éclairs —, loin de pouvoir me reposer, libéré des soucis du détail, je dois à la fois m’occuper de ces tâches, regarder dans toutes les directions en même temps, et tout surveiller, tel le bouvier de Némée, les voleurs, les parjures, les sacrificateurs, voir si l’on fait une libation, de quel endroit s’élèvent l’odeur de graisse et la fumée, quel malade ou quel navigateur m’a invoqué et, le plus épuisant de tout, je dois être au même instant à Olympie pour assister à une hécatombe, à Babylone pour surveiller les combattants, chez les Gètes pour faire tomber la grêle, et chez les Éthiopiens pour festoyer.