Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre un extrait de l'Icaroménippe, un voyage extraordinaire de Lucien de Samosate !
10. Bref, en entendant de tels propos, je n’avais pas le front de me défier d’hommes « à la barbe fournie » et « tonnant sur les cimes » et, pourtant, je ne savais vraiment pas vers quelle doctrine me tourner pour en trouver une qui ne pût en aucune façon être attaquée ou renversée par mon interlocuteur. Aussi mon sort était-il bel et bien celui dont parle Homère : j’avais souvent tendance à croire l’un d’eux, « mais un autre désir m’en écartait ». J’étais dans un embarras total en ces matières sur lesquelles je désespérais d’apprendre sur terre quelque vérité. Je me dis que la seule solution à toutes ces difficultés serait d’avoir mes propres ailes d’une façon ou d’une autre et de monter dans le ciel. Cet espoir était surtout nourri par mon désir, et aussi par le fabuliste Ésope qui, avec ses aigles, ses escarbots, et parfois même ses chameaux, rend le ciel accessible. Or il me paraissait absolument impossible de me voir un jour pousser des ailes. Mais si je fixais sur moi des ailes de vautour ou d’aigle (ce sont les seules qui soient proportionnées à la taille humaine), peut-être réussirais-je dans ma tentative. Sur ce, je capturai ces volatiles ; je coupai à l’un l’aile droite, et au vautour la gauche bien soigneusement. Ensuite, je les attachai en les ajustant à mes épaules par des bretelles solides, et je disposai à l’extrémité des rémiges des sortes de poignées pour mes mains. Je me soumis d’abord à des essais en faisant des bonds, en ramant avec les bras, et, à la manière des oies, me soulevant en rase-mottes et marchant sur la pointe des pieds tout en volant. Puis, comme la manoeuvre répondait à mes attentes, je me consacrai dès lors plus hardiment à mon expérience : montant sur l’Acropole, je me jetai de la falaise tout droit sur le théâtre.
11. Puisque ma descente s’était effectuée sans danger, je commençai à viser vraiment haut. Je décollai du Parnès ou de l’Hymette pour voler jusqu’à Geraneia, puis, de là, tout en haut de l’Acrocorinthe, puis par-dessus le Pholoé et l’Érymanthe jusqu’au Taygète. Dès lors, comme mon entreprise audacieuse était bien rodée et que j’étais devenu fort habile à voler, je perdis mes goûts d’oisillon. Je montai sur l’Olympe, puis, avec des provisions aussi légères que possible, je me dirigeai désormais droit sur le ciel. Au début j’avais le vertige à cause de l’abîme, puis je parvins à le surmonter aisément. Quand je fus enfin arrivé à la hauteur même de la lune après m’être complètement dégagé des nuages, je me rendis compte de ma propre fatigue, en particulier du côté de l’aile gauche, celle du vautour. M’étant donc approché et m’installant sur la lune, je m’accordai un temps de repos. D’en haut j’observais la terre, et tel le grand Zeus d’Homère je laissais descendre mon regard tantôt
« Vers le pays des Thraces riches en chevaux
Tantôt vers celui des Mysiens »,
et un instant après, à mon gré, vers l’Hellade, la Perse et l’Inde. Toutes ces choses m’emplissaient d’un plaisir constamment renouvelé.
L’ami. Alors j’aimerais que tu parles aussi de cela, Ménippe. Ne laissons pas échapper le moindre détail de ton voyage et que je puisse aussi connaître tout ce que tu as observé, ne serait-ce qu’au passage. Je m’attends à apprendre une foule d’informations sur la forme de la terre et tout ce qui s’y trouve, tel que cela t’apparaissait vu d’en haut.
Ménippe. Tu devines juste, mon ami. Fais donc ton possible pour monter sur la lune en imagination. Voyage en ma compagnie et observe avec moi la disposition des choses terrestres dans leur ensemble.
12. Tout d’abord, mon cher, imagine que tu vois une sorte de terre, toute petite, c’est-à-dire beaucoup plus menue que la lune. C’est pourquoi, m’étant soudain penché, je fus gagné par l’embarras : où étaient ces montagnes de si grande taille et cette mer si vaste ? Si je n’avais pas vu le Colosse de Rhodes et la tour de Pharos, assurément je n’aurais absolument pas remarqué la terre. Mais ces hauts monuments proéminents et l’Océan qui brillait légèrement au soleil me signalaient que c’était bien la terre que je voyais. Une fois que j’eus fixé mon regard attentivement, toute la vie des humains m’apparut, non seulement à l’échelle des nations et des cités, mais clairement : les navigateurs eux-mêmes, les combattants, les laboureurs, les plaideurs, les femmes, les bêtes sauvages, en somme tout ce que nourrit « la glèbe féconde ».
L’ami. Ce que tu dis là est totalement incroyable ! Et incohérent ! Il y a un instant, Ménippe, tu cherchais à voir la terre réduite à des proportions minuscules par l’espace qui t’en séparait, et si le Colosse ne t’avait servi de repère, tu aurais peut-être cru voir autre chose. Alors, comment maintenant, devenu soudain une sorte de Lyncée, distingues-tu tout ce qui est sur terre, humains, bêtes et, pour un peu, les nids des moustiques ?
13. Ménippe. Excellent rappel à l’ordre ! J’aurais dû commencer par là : je ne sais pourquoi je l’ai omis. En effet, si j’avais vu et reconnu la terre elle-même, je n’étais pas capable d’en observer davantage en raison de la hauteur : ma vue était trop faible. La chose me chagrinait fort et me plongeait dans un grand embarras. Or, comme j’étais découragé et presque en pleurs, surgit derrière moi le philosophe Empédocle, noir comme un charbonnier, couvert de cendres et tout rôti. Quand je le vis, je fus un peu effrayé, je dois le dire, et je crus voir quelque démon lunaire. Et lui de me dire :
« “Rassure-toi, Ménippe,
Je ne suis pas un dieu, pourquoi me comparer
À un des Immortels ?”
Je suis Empédocle, le physicien. Quand je me fus précipité volontairement dans les cratères, la fumée me souleva hors de l’Etna et me porta jusqu’ici. À présent j’habite la lune, je marche couramment dans les airs, je me nourris de rosée. Donc me voici pour te tirer de l’embarras où tu te trouves aujourd’hui. Ce qui à mon avis t’attriste et te tourmente, c’est de ne pas voir nettement ce qui se passe sur terre. – Ah ! m’écriai-je, tu es mon bienfaiteur.