Le dernier Grand Écart, consacré au bonheur des livres, fait également la part belle à la lecture, elle qui « nourrit la jeunesse, agrémente la vieillesse, embellit les jours heureux, fournit un refuge et une consolation dans les malheurs, nous charme au logis, ne nous encombre pas au-dehors, nous accompagne la nuit, dans les voyages, à la campagne » selon les mots de Cicéron. Mais, comme l’a si bien raconté Irene Vallejo dans L’infini dans un roseau, la lecture dans l’Antiquité, à voix haute et collective, était bien différente de celle, plus silencieuse et individuelle, que nous pratiquons aujourd’hui. Et c’est Augustin (IVe s.) qui, dans ses Confessions, rapporte ce qui lui semble alors être quelque chose d’extraordinaire au sujet d’Ambroise de Milan : La Vie des Classiques vous propose aujourd’hui de lire ce passage resté célèbre.
Ipsumque Ambrosium felicem quendam hominem secundum saeculum opinabar, quem sic tantae potestates honorarent : caelibatus tantum eius mihi laboriosus uidebatur. Quid autem ille spei gereret, aduersus ipsius excellentiae temptamenta quid luctaminis haberet quidue solaminis in aduersis, et occultum os eius, quod erat in corde eius, quam sapida gaudia de pane tuo ruminaret, nec conicere noueram nec expertus eram.
Nec ille sciebat aestus meos, nec foueam periculi mei. Non enim quaerere ab eo poteram quod uolebam, sicut uolebam, secludentibus me ab eius aure atque ore cateruis negotiosorum hominum, quorum infirmitatibus seruiebat : cum quibus quando non erat, quod perexiguum temporis erat, aut corpus reficiebat necessariis sustentaculis aut lectione animum.
Sed cum legebat, oculi ducebantur per paginas et cor intellectum rimabatur, uox autem et lingua quiescebant. Saepe, cum adessemus – non enim uetabatur quisquam ingredi aut ei uenientem nuntiari mos erat – sic eum legentem uidimus tacite et aliter numquam, sedentesque in diuturno silentio (quis enim tam intento esse oneri auderet ?) discedebamus et coniectabamus eum paruo ipso tempore, quod reparandae menti suae nanciscebatur, feriatum ab strepitu causarum alienarum, nolle in aliud auocari; et cauere fortasse, ne auditore suspenso et intento, si qua obscurius posuisset ille quem legeret, etiam exponere esset necesse aut de aliquibus difficilioribus dissertare quaestionibus atque huic operi temporibus impensis minus quam uellet uoluminum euolueret, quamquam et causa seruandae uocis, quae illi facillime obtundebatur, poterat esse iustior tacite legendi. Quolibet tamen animo id ageret, bono utique ille uir agebat.
Je considérais Ambroise lui-même comme un homme heureux, au regard du monde, d'être si fort honoré par les plus hauts personnages. Il n'y avait que son célibat qui me paraissait chose pénible. Quant aux espérances qu'il portait en lui, aux combats qu'il avait à soutenir contre les tentations inhérentes à sa grandeur même, aux consolations qu'il trouvait dans l'adversité, aux joies savoureuses qu'il goûtait à ruminer votre pain, avec cette bouche mystérieuse qui était dans son cœur ; de tout cela je n'avais nulle idée, nulle expérience.
Et il ignorait pareillement ces agitations et l'abîme où je risquais de choir. Il m'était impossible de lui demander ce que je voulais, comme je le voulais ; une foule de gens affairés, qu'il aidait dans leur embarras, me dérobait cette audience et cet entretien. Quand il n'était pas occupé d'eux, il employait ces très courts instants à réconforter son corps par les aliments nécessaires, ou son esprit par la lecture.
Lisait-il, ses yeux couraient sur les pages dont son esprit perçait le sens ; mais sa voix et sa langue se reposaient. Souvent quand je me trouvais là, – car sa porte n'était jamais défendue, on entrait sans être annoncé, – je le voyais lisant tout bas et jamais autrement. Je demeurais assis dans un long silence, (qui eût osé troubler une attention si profonde ?) puis je me retirais, présumant qu'il lui serait importun d'être interrompu dans ces rares moments dont il bénéficiait pour le délassement de son esprit, quand le tumulte des affaires d'autrui lui laissait quelque loisir. Peut-être évitait-il une lecture à haute voix, de peur qu’un auditeur attentif et captivé ne l’obligeât, à propos de quelque passage obscur, à s’engager dans des explications, à discuter sur de difficiles problèmes et à perdre ainsi une partie du temps destiné aux ouvrages dont il s’était proposé l’examen ; et puis la nécessité de ménager sa voix, qui se brisait aisément, pouvait être encore une juste raison de lire tout bas. Au surplus, quelle que fût son arrière-pensée, elle ne pouvait être que bonne chez un homme tel que lui.
Augustin, Confessions, VI, 3
C.U.F., Les Belles Lettres
ed. et trad. Pierre de Labriolle