Voici un extrait de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide.
LXII
[1] « Craint-on que les épreuves liées à la guerre ne soient considérables, sans pour cela nous apporter plus de succès ? Les arguments devraient vous suffire, par lesquels, en d’autres circonstances, j’ai, souvent déjà, montré que ce soupçon était mal fondé. Pourtant je vous ferai voir encore un avantage qui vous est acquis, du point de vue de la puissance, pour votre empire : il ne semble pas que vous l’ayez jamais considéré, non plus que moi dans mes discours précédents, et je n’y aurais même pas fait appel aujourd’hui, étant donné le caractère emphatique des prétentions à énoncer, si je ne vous voyais dans un état de démoralisation peu légitime. [2] Vous croyez ne commander qu’à vos alliés ; mais je vous montre, moi, que, des deux éléments offerts à notre activité, la terre et la mer, vous êtes vraiment maîtres de l’un dans sa totalité : non seulement sur toute l’étendue que vous en contrôlez actuellement, mais sur une plus grande, si vous voulez ; et il n’est personne qui, si vous mettez à la mer les forces navales dont vous disposez, puisse vous barrer le passage, ni le Roi ni aucun autre peuple à l’heure actuelle. [3] Ce n’est donc nettement pas l’usage des maisons et de la terre, dont la privation vous semble si importante, qui définit cette puissance ; et il n’est pas normal de se mettre en peine à leur sujet : il faut plutôt les considérer, en regard de cette puissance, comme un jardin d’agrément et un luxe de riche dont on se désintéressera ; et il faut reconnaître que la liberté, si nous nous y tenons attachés et la préservons, les retrouvera aisément, tandis qu’en se soumettant à autrui, on compromet d’ordinaire les autres biens qu’on avait de surcroît. Ne vous montrez pas non plus doublement inférieurs à vos pères : parmi les souffrances, et sans avoir reçu ces biens d’aucun prédécesseur, ils en ont pris possession et, qui plus est, après les avoir préservés, ils vous les ont transmis ; or il y a plus de honte à se faire arracher ce que l’on avait qu’à échouer dans une conquête ; au lieu de cela, allez affronter l’ennemi non seulement avec un esprit de hauteur, mais avec celui du mépris. [4] La fierté, en effet, peut aussi bien naître d’une inconscience accompagnée de chance, et venir à des lâches ; mais le mépris veut que, en vertu d’un jugement, on soit sûr de l’emporter sur l’adversaire, comme c’est en fait notre cas. [5] Et pour ce qui est de l’audace, l’intelligence, à chances égales, la suscite avec plus de sécurité en l’appuyant sur un sentiment de supériorité ; elle se fie peu à l’espérance, dont la force intervient quand les moyens font défaut ; elle préfère, en se fondant sur les circonstances, se fier à la réflexion, dont le pronostic est plus solide.
LXIII
[1] « Enfin, la cité tire de son empire une part d’honneur, dont vous vous faites tous gloire, et que vous devez légitimement soutenir : ne vous dérobez pas aux épreuves, si vous ne renoncez pas aussi à poursuivre les honneurs ; et ne pensez pas qu’il s’agisse uniquement, en cette affaire, d’être esclaves au lieu de libres : il s’agit de la perte d’un empire, et du risque attaché aux haines que vous y avez contractées. [2] Or, cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre, au cas où la crainte, à l’heure actuelle, pousserait vraiment certains de vous à faire, par goût de la tranquillité, ces vertueux projets. D’ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l’acquisition semble injuste, mais l’abandon dangereux . [3] Et de tels citoyens ne tarderaient guère à perdre une cité, s’ils se faisaient écouter des autres, ou qu’ils eussent, quelque part, une existence indépendante. Le parti de la tranquillité ne peut en effet se préserver sans l’alliance de l’activité ; et ce n’est pas une cité exerçant l’empire, mais une cité sujette, qui peut tirer profit d’une sécurité trouvée dans l’esclavage.
LXIV
[1] « Pour vous, ne vous laissez pas égarer par ce genre de citoyens et ne concevez pas de colère contre moi, à qui vous vous êtes vous-mêmes associés pour décider la guerre : vous ne le devez pas, même si nos adversaires, ayant attaqué, ont agi comme il était normal du moment que vous refusiez de céder, et même si en plus, en dehors de nos prévisions, est survenue cette épidémie, seule circonstance de toutes qui ait passé notre attente ; – elle contribue, je le sais bien, à me faire encore plus détester, et ce n’est pas juste, à moins que tout bonheur inattendu ne doive également m’être rapporté. [2] Non, il faut supporter ce qui vient du ciel comme inévitable, et ce qui vient de l’ennemi avec courage. C’était auparavant l’habitude de notre cité : il ne faut pas qu’aujourd’hui, de votre fait, il y soit mis obstacle. [3] Comprenez que cette cité jouit dans le monde entier du renom le plus haut, cela parce qu’elle ne se laisse pas dominer par les malheurs et qu’elle s’est dépensée à la guerre plus que toutes, en hommes et en efforts ; elle a ainsi acquis la puissance la plus considérable à ce jour, et, pour les générations à venir, même si à présent il nous arrive jamais de fléchir (car tout comporte aussi un déclin) le souvenir en sera préservé éternellement. Il dira qu’aucun peuple grec n’a exercé en Grèce un aussi grand empire, que nous avons fait face, dans les guerres les plus importantes, à des adversaires aussi bien unis qu’isolés, et que nous avons habité une ville qui fut la mieux pourvue de tout et la plus grande. [4] Or ces titres peuvent inspirer des critiques au partisan de la tranquillité, mais celui qui veut, lui aussi, agir, les enviera, et celui qui ne les possède point les jalousera. [5] Être détestés et odieux sur le moment a toujours été le lot de ceux qui ont prétendu à l’empire ; mais si l’on s’attire les mécontentements jaloux pour un objet qui soit considérable, on se montre bien avisé. Car la haine ne tient pas longtemps, mais l’éclat dans le présent, avec la gloire pour l’avenir, reste à jamais dans les mémoires. [6] Pour vous, sachez prévoir un avenir noble en même temps qu’un présent sans honte, et qu’un zèle immédiat vous conduise à ce double but ; auprès de Sparte, n’envoyez pas de héraut et ne faites point paraître que les épreuves présentes vous accablent ; car ceux qui, en face du malheur, montrent, dans leurs sentiments, le moins d’affliction, et, dans leur conduite, le plus de résistance, ceux-là, qu’il s’agisse d’États ou de particuliers, sont bien ceux qui l’emportent. »
Guerre du Péloponnèse, II, 62-64