Touchez, goûtez, voyez, entendez, quelle sera la surprise classique de la journée ?
Du 1er au 24 décembre, retrouvez chaque jour un extrait des Classiques, à lire et/ou à écouter !
LES CATASTROPHES SONT INSCRITES DANS LA NATURE DE L’UNIVERS
Pour la physique stoïcienne, l’histoire du monde est la suite infinie, l’alternance, l’éternel retour de l’ordre et du chaos, l’un naissant de l’autre et l’autre naissant de l’un. Les stoïciens comprennent l’univers physique non pas descriptivement comme l’ensemble de toutes choses, mais, dynamiquement, bel et bien comme la somme active des opérations qui s’accomplissent en lui, ou l’effet de la rencontre et du combat de ces forces, les choses n’étant rien d’autre en fait que des forces, le monde rien d’autre que l’affrontement de ces forces. Ce sont ces tensions d’opposés qui tiennent le monde et en font la solidité tout comme la ruine. C’est pourquoi les stoïciens n’hésitent pas à recueillir l’héritage mythologique qui comprend les dieux comme des forces de la nature.
Cette vie du monde, qui s’accomplit dans un combat des géants, qui ramène la nature à des forces, en éclaire puissamment le devenir, de façon presque visionnaire. Elle donne le premier rôle à ces bouleversements majeurs, à ces renversements de rapports de force que nous appelons encore « catastrophes », d’un terme qui doit beaucoup à la physique stoïcienne.
Dès [que le monde] a existé, il a eu en lui non seulement le Soleil, la Lune, les astres avec leurs diverses révolutions et les germes de ce qui devait prendre vie, mais aussi les causes des bouleversements terrestres. Dans le nombre, il y avait le déluge qui, tout comme l’été et l’hiver, est amené par la loi de l’univers. Il sera la conséquence, non pas de la pluie, mais aussi de la pluie ; non pas de la mer envahissant les continents, mais aussi de cette invasion ; non pas d’un tremblement de terre, mais aussi de cette commotion. Tout aidera la nature, pour que s’accomplissent les desseins de la nature.
Et pourtant, la cause principale de son inondation viendra de la terre même qui, nous l’avons vu, est susceptible de se transformer et de se résoudre en eau. Au jour qui mettra fin à l’humanité, soit que la terre doive périr en partie ou être totalement anéantie pour renaître neuve et innocente, sans qu’il survive un être qui y ramène le mal, ce jour-là l’eau sera en plus grande abondance qu’elle n’a jamais été. La terre et l’eau sont présentement dans la mesure nécessaire pour la tâche qui leur est assignée. Il convient que l’un des deux s’accroisse pour que l’inégalité s’établisse et rompe l’équilibre. C’est l’élément liquide qui recevra un surplus. Il est maintenant assez abondant pour encercler les continents, mais non pour les submerger. Quoi qu’on y ajoute, il envahira nécessairement une place qui ne lui appartient pas. Peut-être faut-il que la terre perde de sa masse, pour que, affaiblie, elle succombe à l’autre élément devenu plus fort qu’elle. On la verra donc d’abord se décomposer, puis se désagréger, se liquéfier, se perdre en un écoulement perpétuel. Des fleuves jailliront alors de dessous les montagnes, les ébranleront de leurs flots impétueux et s’épancheront par l’issue qu’ils se seront donnée. Partout l’eau sortira du sol ; elle sourdra du sommet des montagnes. De même qu’une maladie gagne les parties saines du corps et que l’entourage d’un ulcère s’infecte par contagion, on verra de proche en proche les régions voisines des terres en dissolution se délayer à leur tour, dégoutter, glisser et, comme en bien des endroits des fissures s’ouvriront dans le rocher, les eaux s’y précipiteront et réuniront les mers les unes aux autres. Il n’y aura plus d’Adriatique, plus à de détroit de Sicile, ni de Charybde, ni de Scylla. La nouvelle mer engloutira toutes ces fables et l’Océan actuel, qui ceint et qui limite la terre habitée, viendra en occuper le centre.
Est-ce tout ? L’hiver n’en continuera pas moins à empiéter sur les autres saisons. L’été sera délogé. Les constellations qui dessèchent le sol verront leur chaleur refoulée et chômeront. Alors périra la foule des noms, mer Caspienne et mer Rouge, golfes d’Ambracie et de Crète, Propontide et Pont- Euxin. Toute différence disparaîtra ; les choses que la nature a distinguées à raison de leurs fonctions, seront confondues. Ni les remparts, ni les tours ne protégeront plus personne ; il ne servira à rien d’aller supplier dans les temples et de se réfugier au plus haut des cités : les eaux devanceront les fuyards et les emporteront des citadelles mêmes. Il en viendra du couchant ; il en viendra du levant. Un seul jour ensevelira le genre humain et engloutira ce que la longue complaisance de la fortune a favorisé, ce qu’elle a mis au-dessus de tout le reste, toute illustration, toute beauté et les empires de grandes nations.
Sénèque, Questions naturelles, Livre III, XXIX, 3-9,
C.U.F., Les Belles Lettres
trad. Paul Oltramare