Voici, en exclusivité, quelques pages de La part du héros d'Andrea Marcolongo (p. 232-234).
Les héros ne savaient pas s’ils « naviguaient […] dans l’Hadès ou sur les flots » (IV, 1699). Ils avançaient désormais à la dérive, abandonnant le navire aux courants, impuissants et atterrés, jetés à terre, devenus tout petits. Et ils se laissèrent aller à des larmes mystérieuses.
χάος (chaos), c’est ainsi qu’Apollonios appelle cette obscurité absolue, scientifiquement inexplicable, mais si profondément humaine. C’est la même confusion, cet entrelacs de joie et de peur que nous ressentons au terme de chaque voyage, mais qu’il nous faut, après mille aventures et efforts, démêler pour déchiffrer ce que nous ressentons à l’arrivée dans notre nouveau port.
Nous ne devons jamais le couper, ce fil qui nous lie à nos émotions, surtout quand elles sont formidables, la vox media que je préfère : si extraordinaires qu’elles peuvent susciter le trouble.
Nous savons bien ce qui se passe lorsque les patientes Parques cessent de nouer le fil de notre vie et le coupent tout net : la mort. De même, celui qui cesse d’éprouver des sentiments et rejette l’impératif grec du bonheur meurt chaque jour en vivant.
Dans la vie, on m’a appris que, parfois, c’est bien d’avoir peur. Et c’est surtout sain. Je me sens toujours désolée pour ceux qui disent plus rien ne me surprend maintenant. La peur est ce frisson qui nous pousse à tout reconsidérer, à rebattre les cartes, à nous réinventer encore.
Nous ressentons tous de la peur lorsque nous parvenons à rendre nos rêves réels, et présents. C’est le coeur qui bat à l’arrivée, comme lorsque l’avion touche le sol et que nous attend un continent inconnu à explorer, ou bien notre père, à embrasser après si longtemps. C’est la surprise d’avoir réussi pour de vrai, tout seul, et d’être devenu adulte. De pouvoir dire enfin cela m’est arrivé, à moi, pour de vrai. Le frémissement à reconnaître que nous sommes restés fidèles à nous-mêmes. Que nous avons beaucoup de mercis à adresser, en premier lieu à nous.
Une merveille à en faire trembler le pouls et le coeur. Le voilà le pas le plus difficile de tous.
Celui qui porte notre pied à toucher le sol après avoir parcouru toute cette mer. Dans les langues anciennes, le mot port ne signifie pas la fin, l’arrivée, la destination – et donc un relâchement, un soulagement, une pause.
En latin, portus signifiait bien plutôt « seuil », « passage », « porte » – de la racine indo-européenne *per-/*por- d’où viennent par exemple le mot « fjord » et surtout notre verbe porter qui signifie « faire passer » et, précisément, « conduire à bon port ».
En grec ancien, nous trouvons les mots πορθμός (porthmos), « détroit », πορθμεία (porthmeia), « passage », πορεύω (poreuô), « traverser », πόρος (poros), « ouverture », « fente », « brèche » – comme les pores de notre peau à travers lesquels se libèrent dans l’air, invisibles, les fatigues de nos défaites et de nos victoires.
La partie la plus difficile d’un voyage, ce n’est pas de larguer les amarres : c’est de parvenir à nous-mêmes, parce que nous devons découvrir ce que cache cette brèche que la mer a ouverte à jamais en nous et que nous ne pourrons désormais plus refermer ni ignorer.
Jason se remit rapidement de son égarement et calma son coeur agité : cette nuit de désordre était seulement à l’intérieur de lui, rien de plus. Dehors, le ciel se reflétait, serein, dans la mer.
Il tourna le regard vers le ciel et implora les dieux de lui permettre de rentrer chez lui.
Aussitôt les ténèbres se dissipèrent, le soleil resplendit de nouveau et la nef Argô put reprendre son voyage de retour. Et à partir de ce moment, elle traversa « à tire-d’aile l’immensité du large » (IV, 1765-1766).