Les Argonautes nous enseignent qu’au cours du voyage, le désir est une arme invisible mais invincible. Qui sait désirer s’élève aux étoiles, le regard toujours tourné vers l’immensité du ciel et jamais vers la pointe de ses pieds.
Et seul qui sait désirer sait voyager.
La probabilité de parvenir à bon port est directement proportionnelle à la force du désir d’arriver. Et à la ténacité à ne jamais cesser de ressentir le manque, et donc la nostalgie de ce port, le besoin viscéral d’arriver au but en refusant tout repli qui se puisse rencontrer durant la navigation.
Quiconque entend franchir le seuil pour parvenir à soi- même doit être nécessairement disposé à brûler ses vaisseaux derrière lui, comme le fit Alexandre le Grand. Son armée était plus petite que celle de l’ennemi, mais son désir était bien plus grand, c’est ce qui fit leur force.
Pour tout être humain, grandir exige de couper les ponts derrière soi : pas avec ceux qui ont été à nos côtés jusqu’à présent, ni avec ceux que jusqu’à présent nous avons aimés, mais avec nos incertitudes, nos regrets, nos mille alibis, tous plausibles et tous également superflus.
Un voyage n’en est un que s’il n’admet ni lâcheté, ni retour en arrière ; à l’opposé, il y a l’excursion, les yeux rivés au sol et non tournés vers l’inconnu que nous sommes toujours, comme le sont les étoiles. Et un choix n’en est véritablement un que s’il ne prévoit aucune alternative, ni solution de repli ni parachute.
Certes, il est plus facile d’avancer, en mer et dans la vie, si l’on a un plan B – ou C le plus souvent, ou D et ainsi de suite jusqu’à Z. Mais de cette manière, la tentation de renoncer à la première difficulté sera insurmontable et la capitulation sera commode. Nous pourrons alors dire aux autres, à ceux aussi qui nous ont sincèrement soutenus, ça s’est passé comme ça ou bien au fond, je n’y tenais pas tant que ça.
Mais à nous-mêmes, non, nous ne pourrons pas mentir : la vérité est que cela a été difficile, et que nous n’avons pas assez désiré.
Pleutres que nous sommes, nous avons quitté notre navire comme Darius abandonna son bouclier.
Et ils ne désirent pas assez ceux qui, par peur de marcher, restent assis entre deux chaises, ou trois, ou sept. Ils sont d’accord avec tout le monde pour n’offenser personne, ils ne prennent jamais position par crainte de rater on ne sait quelle opportunité. En fin de compte, à force de faire plaisir à tous par peur de perdre, ils ne se rappellent plus à quoi ils rêvent, ce qu’ils pensent, ni même comment ils s’appellent.
Et combien s’enflamment chaque jour pour une idée différente avant de s’éteindre le soir, éternelles ampoules basse consommation qui n’économisent qu’eux-mêmes. Ils croient un jour vouloir une chose, puis une autre, une autre encore le jour suivant, mais à la fin des fins, l’idée, qu’elle soit bonne ou mauvaise, ne va jamais au-delà de la phase confuse de l’inspiration – et du canapé.
Si vous y prenez garde, vous verrez qu’elles sont toujours très fatiguées, ces personnes indécises, toujours à moitié grippées ou souffrant de maux inconnus, certainement exténuées par l’inertie et le manque de détermination à changer leur vie.
Où est passé notre courage de désirer, qui vient non de l’esprit mais du cœur, comme l’indique le mot ?
À quelle hauteur se situent-elles, ces étoiles auxquelles nous aspirons aujourd’hui, et quelle est l’ampleur des rêves que nous faisons en en voyant une filer dans le ciel ? Le choix de notre mesure n’est confié qu’à nous-mêmes.
Les Grecs sont peut-être le peuple qui a désiré au plus grand, et qui a réalisé les plus grandes choses. Ils ont toujours su donner aux constellations des noms tirés d’un mythe.
Celle dédiée à l’amour de Jason et de Médée s’appelle Aries, comme le bélier à la toison d’or. Ses coordonnées sur la carte du ciel sont 3 h 00 min 00 s, +20° 00’ 00”, plus au nord encore que l’immense constellation de la Baleine.
Les étoiles des Argonautes ne se voient pas dans notre ciel d’été : les astres sont visibles à partir de septembre, durant tout l’automne et l’hiver, jusqu’au mois de mars.
Trois mille ans après le voyage d’Argô, nous vivons dans un Reader’s Digest collectif – nous sommes désormais la version facile,simplifiée, synthétisée de nous-mêmes.
L’unique impératif est de ne jamais oser. Ne brûler aucun navire, mais, bien au contraire, les accumuler tous, les uns sur les autres, au cas où ils pourraient servir, au cas où nous laisserions tout pour fuir.
Nous regardons encore les étoiles, mais nous ne savons plus nous orienter dans l’immensité que nous sommes pour nous-mêmes. Trouver notre place dans le monde. Nous avons cessé de donner aux constellations le nom de nos histoires.
Atteindre son but demande de la ténacité, et surtout de ne pas admettre l’idée que nous pourrions peut-être faillir.
Beaucoup de préparation, mais aussi une bonne dose d’ingénuité effrontée, exactement comme quand Jason fut le premier homme de la littérature grecque à prendre la mer – et il n’était qu’un jeune garçon.
Il est essentiel de ne jamais oublier, comme Alexandre le Grand le comprit en un éclair, que la victoire ne tient souvent qu’à une étincelle. Celle avec laquelle nous devons mettre le feu à nos peurs, à nos hésitations, à nos doutes pour enfin tout laisser derrière nous. Y compris les navires qui nous clouent à la rive au lieu de nous emmener au loin.
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