La vie des Classiques vous offre un nouvel extrait du Manuel de rhétorique ou Comment faire de l’élève un citoyen de Pierre Chiron.
La lecture
L’enfant passant du grammairien au rhéteur avait une bonne connaissance de la poésie. Dorénavant, il serait confronté davantage à la prose. La lecture (anagnosis) à haute voix de textes d’orateurs ou d’historiens avait pour but d’enrichir le vocabulaire, d’imprimer dans l’esprit de l’élève le style des grands écrivains et d’atteindre une action rhétorique convenable (tenue, gestes). Ces textes n’étaient pas lus une seule fois, mais appris par coeur. Certains morceaux de qualité exceptionnelle étaient régulièrement révisés.
Parmi les traits récurrents du développement de Théon se remarquent la métaphore du modelage et la nécessité de la variété. La lecture, ou plutôt l’incarnation des textes, permet à l’enfant et à l’adolescent, sur plusieurs années, de former ses capacités d’expression, mais la diversité des modèles lui permettra de trouver son style à lui, composé unique de modèles préexistants.
Le bénéfice de la lecture est aussi didactique – les modèles apportent de la substance et de l’expérience – et physique. Qui s’est exercé à l’action oratoire de tant de modèles différents aura plus de facilité à trouver le ton, la prosodie et les gestes correspondant aux discours qu’il aura lui-même composés.
L’audition
L’audition (akroasis) n’était pas une audition passive mais une audition active avec pour objectif l’appropriation et la reproduction du modèle. En pratique, le professeur emmenait ses élèves, une fois par jour, écouter une prestation oratoire publique. On peut citer ici la thèse d’Henry Fruteau de Laclos sur les Progymnasmata de Nicolaos de Myra :
Il faut en conclure que la cité abonde en séances publiques de tout ordre et que, loin d’être le lieu fermé où les élèves suent sang et eau sur des tâches autant rébarbatives que répétitives, l’école se voit désertée une fois le jour, et que la ville est sillonnée de théories d’enfants menées par leur maître au théâtre, bouleutérion, ou autre édifice public pour l’audition quotidienne.
Le maître indique aux élèves quelles parties ils auront à retenir et à imiter. Celui qui réussit l’exercice est celui qui, après avoir entendu un texte, est capable de le rédiger en entier ou de le restituer oralement. Le jeune homme avait le droit de prendre des notes, mais – très probablement – ces notes concernaient seulement les passages les plus réussis, c’est-à-dire ceux que le public avait salués d’un murmure ou d’applaudissements. Un passage de Quintilien évoque les commentarii, les « cahiers de notes » des enfants, en ces termes : « … cahiers de notes où ces derniers consignent les passages qui ont été loués dans les déclamations auxquelles ils ont assisté. »
Michel Patillon souligne la complémentarité entre lecture et audition : si les deux fondent la production personnelle de l’élève sur la reproduction de modèles, les modèles sont dans un cas classiques, dans l’autre, contemporains ; la reproduction est dans un cas directe, dans l’autre, médiée par un travail d’écriture. Si la lecture procède d’une imprégnation physique et mentale, l’audition fait davantage appel aux procédures de rétention, de mémorisation : « On n’essaiera pas de dire sur-le-champ à soi-même ou à un autre le texte prononcé, mais on rappellera par écrit et à loisir le souvenir de ce texte. »
Théon souligne le caractère progressif de la reconstitution du texte entendu, qui sera, à force de travail, de plus en plus précise, de plus en plus complète. Il élargit ce travail « musculaire » à la reconstitution de souvenirs, même non textuels. Et l’on s’approche alors de notre rédaction, à ceci près que la narration de spectacles vus ou d’épisodes vécus se donne comme objectifs non seulement la qualité de l’écriture, mais la précision des souvenirs, et la capacité du texte écrit à les faire revivre. Détail qui n’en est pas un : Théon souligne dès le début de son petit chapitre que la restitution finale requiert de la part du public un accueil « franc et amical », condition sine qua non de l’utilité de l’exercice.
La paraphrase
L’importance du troisième exercice, la paraphrase, a déjà été soulignée. Il accompagnait de près la chrie, la fable et le récit. Cette reformulation était en fait un travail d’appropriation, et, pour l’enseignant, de contrôle de la compréhension. Elle se faisait soit sur un support écrit, soit à partir d’une récitation préalable du passage à paraphraser. La méthode se fondait sur les modes principaux de paraphrase, à savoir l’addition (ajouter des mots), la soustraction (retrancher des mots), la mutation (ou substitution) et la métathèse (ou permutation de syntagmes, comme dans « Belle marquise, vos beaux yeux… »).
Les opérations intellectuelles impliquées dans la paraphrase sont complexes : des équivalences exactes entre des énoncés détaillés et des énoncés raccourcis supposent la maîtrise de l’abstraction. La mutation impose la maîtrise de l’identité sémantique entre des synonymes, mais aussi de l’équivalence entre périphrase et terme propre, et des différentes manières d’exprimer les liens logiques : l’équivalence, par exemple, entre l’asyndète et l’expression de l’opposition.
Quant à la métathèse, elle suppose un contrôle parfait de la cohérence syntaxique et sémantique du propos.
Le degré supérieur de la paraphrase était le pastiche, qui procédait par reformulation, dans le temps même de la lecture à voix haute, du texte d’un auteur dans le style d’un autre, nous en avons parlé plus haut. Nous sommes là sur un terrain proche de celui de l’éthopée : l’appropriation intellectuelle se double d’une dimension esthétique.