Voici quelques extraits de l'ouvrage Femmes savantes et plus précisément du chapitre : Jacqueline de Romilly. La « pasionaria » du grec ancien par Monique Trédé-Boulmer de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
En guise de prologue
1924. Grâce à la réforme due au ministre Léon Bérard l’enseignement dispensé dans les lycées de jeunes filles s’aligne peu à peu sur celui des lycées de garçons et, en particulier, apprendre le grec ancien en classe de quatrième devient possible aux élèves du sexe féminin. Les professeurs des lycées de garçons, seuls mâles autorisés à pénétrer dans ces établissements, y assurent les cours.
1930. Les jeunes filles sont pour la première fois autorisées à participer au concours général des lycées. Jacqueline David, future Jacqueline de Romilly, est couronnée à deux reprises (versions latine et grecque). Elle a dix-sept ans. France-Soir immortalise ce succès et publie des photos de la jeune lauréate qui vécut alors, selon ses propres termes, sa « plus grande heure de gloire ».
1933. Jacqueline David est l’une des deux jeunes filles admises à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, sur une promotion de trente élèves littéraires.
1973. Jacqueline de Romilly est la première femme élue au Collège de France depuis sa fondation par François Ier.
1975. Jacqueline de Romilly est la première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres depuis sa création en 1663.
1988. Jacqueline de Romilly est élue à l’Académie française au fauteuil d’André Roussin. Elle a été précédée sous la coupole par Marguerite Yourcenar mais, comme elle aime à le souligner en souriant, elle est « la première à y siéger vraiment ».
La naissance d’une vocation : « À Thucy pour la vie »
Jacqueline de Romilly découvrit Thucydide dans une édition bilingue – grec/latin – joliment reliée en veau, que lui avait offerte sa mère pour lui permettre de lire du grec à la veille de son entrée à l’École normale supérieure. Elle déchiffre le texte grec de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, allongée au soleil dans une prairie fleurie au bas de l’hôtel de Combloux où elle passait ses vacances et dit avoir été d’emblée subjuguée par la beauté de ce texte difficile – ce que l’auteur de ces pages croit volontiers, ayant été elle-même fascinée par la puissance intellectuelle du texte de Thucydide auquel elle choisit à son tour de consacrer son mémoire de maîtrise sous la direction de… Jacqueline de Romilly. Thucydide fut ainsi le truchement qui nous fit nous rencontrer en 1965, quand, jeune normalienne, je décidais de lui consacrer mon premier mémoire.
Rue d’Ulm Jacqueline David s’est très tôt trouvé une orientation – l’étude de Thucydide – et un maître – Paul Mazon. Secrétaire général de l’Association Guillaume Budé, président de la société d’édition Les Belles Lettres dont il fut le fondateur et l’animateur, membre de l’Institut, Paul Mazon est alors le chef incontesté des études grecques en France. Il a été durant quelques années professeur à l’université de Dijon, auprès de celui qui restera un ami très proche, Louis Bodin, grand spécialiste de Thucydide. Ils ont ensemble publié un petit livre dans les classiques Hachette – les Extraits d’Aristophane – ce qui faisait dire à Jacqueline de Romilly reconnaissant cette double filiation : « Je suis comme les Extraits d’Aristophane ». Quand, à la sortie de l’École normale supérieure, Jacqueline David décide d’inscrire sous la direction de Paul Mazon une thèse sur Thucydide, la grande question dont débat le monde érudit – et ce depuis près d’un siècle – est celle de la genèse de l’œuvre. Le problème a été soulevé dès le milieu du XIXe siècle par Ullrich dans ses Beiträge zur Erklärung des Thukydides (1845-1846). Ullrich croyait découvrir dans l’œuvre de l’historien la trace de deux périodes de composition : Thucydide aurait rédigé aussitôt après la paix de Nicias (421 av. J.-C.) les livres I à IV, 47 et aurait repris son travail après la chute d’Athènes en 404, ajoutant alors plusieurs développements comme II, 65 ou II, 100, 2, mais sans pouvoir achever son récit. Les analyses d’Ullrich furent à l’origine de systèmes innombrables qui cherchaient à les nuancer ou les perfectionner. Cwiklinski, en 1877, soutient que l’épisode sicilien a été rédigé à part ; Eduard Schwartz montre en 1886 que le livre I est fait de pièces et morceaux ; Ulrich von Wilamowitz, en 1908, fait une démonstration comparable sur le livre VIII. Et, en 1919, paraît le grand livre d’Eduard Schwartz qui distingue dans l’œuvre tout entière une foule de morceaux divers, voire contradictoires que seul un éditeur peu inspiré a pu maintenir côte à côte. Pourtant Eduard Meyer avait proposé dès 1899 dans ses Forschungen zur alten Geschichte une vision unitaire de l’œuvre. Son essai, bien que savant et subtil, n’avait pas convaincu, pas plus que la critique argumentée à laquelle Harald Patzer avait soumis les thèses génétistes en 1937 dans son livre Das Problem der Geschichtschreibung des Thukydides und die Thukydideishe Frage. Paul Mazon propose donc très naturellement à sa disciple de reprendre la question. Le coup de génie de Jacqueline de Romilly fut de décider de rompre avec ces vieux débats. Elle s’en explique dès les premières pages de sa thèse : « Écrasante par sa bibliographie, nulle par ses résultats, la question de la genèse de l’œuvre peut actuellement passer pour le type même du problème vain et désespéré… L’existence d’un tel problème ne pouvait que frapper de paralysie toutes les études relatives à Thucydide. »
Elle se propose en revanche d’« étudier la genèse de l’œuvre à propos d’une idée, d’une habitude ou d’un principe de Thucydide ou, si l’on préfère, d’étudier cette idée, cette habitude, ce principe en faisant intervenir à son sujet la genèse de l’œuvre ». Cette idée ce sera l’impérialisme athénien : « Un grand fait s’offrait à nous, présent, plus qu’aucun autre dans toutes les parties de l’œuvre, soumis plus qu’aucun autre aux variations d’opinion, puisque, changeant de forme avec le temps, il réclamait à chaque instant, en même temps qu’un nouveau jugement, une nouvelle interprétation : ce fait était l’impérialisme athénien » (ibid., p. 14). D’où le titre de son ouvrage : Thucydide et l’impérialisme athénien. La pensée de l’historien et la genèse de l’œuvre. Jacqueline de Romilly y montre, par un examen minutieux du détail des formulations du texte de l’historien, qu’une même conception de l’impérialisme et de ses dangers sous-tend l’ensemble de l’œuvre.
Elle dégage « trois lois de l’impérialisme » : la nécessité politique, la tendance psychologique à l’excès, l’hubris, et ce qu’elle appelle la loi de la force qui veut que partout le faible cède au fort. Le principal mérite de cette étude, dont l’intelligence a d’emblée frappé les critiques tant en Angleterre (Arnold W. Gomme) qu’en Allemagne (Otto Luschnat) ou en Italie (Arnaldo Momigliano), est le détail et la précision de l’analyse textuelle, l’art qu’a l’auteur de discuter tel ou tel point sans jamais perdre de vue l’ensemble. On peut affirmer que ce livre, comme le Thucydides de J. H. Finley (édité en 1942 et réimprimé en 1947) qu’elle n’avait pu connaître du fait de la guerre, a ouvert une nouvelle et fructueuse période pour l’étude de Thucydide.
La thèse fut soutenue en 1947. Lors de la soutenance un ami peintre qui était présent fit une esquisse de Jacqueline de Romilly, face à son jury, avec pour légende « À Thucy pour la vie ». Il ne croyait pas si bien dire ! Car bientôt les éditions Les Belles Lettres lui proposent d’éditer et de traduire la totalité de l’œuvre pour la Collection des Universités de France, 8 livres de l’historien qui seront publiés en 6 volumes – livre I (1953), livre II (1962), livre III (1967), livres IV et V (1967), livres VI et VII (1955) et livre VIII (1972). Ce travail, qu’elle assume avec fierté, l’occupe donc pendant près de vingt ans.
Rappelons que nous ne possédons aucun original des textes grecs de l’Antiquité. Entre l’œuvre de l’auteur antique et celle que nous lisons, plusieurs générations de copies se sont intercalées, du rouleau de papyrus au livre de parchemin, puis de papier. À chaque étape de la transmission les pertes et les possibilités d’erreur furent importantes. D’où la nécessité, avant de traduire, d’établir une version fiable du texte.
Ce travail exigeant et minutieux, qui impose que l’on s’interroge sur l’histoire de la transmission des huit livres du texte de l’historien, que l’on consulte les manuscrits anciens et les éditions antérieures en remontant jusqu’à Henri Estienne et à la traduction de Lorenzo Valla, achève d’assurer sa renommée comme philologue et helléniste auprès de ses pairs. Elle publie le livre I dès 1953, en 1955 les livres VI et VII consacrés au récit de l’expédition de Sicile, préparés en collaboration avec Louis Bodin et en 1972 le huitième et dernier livre préparé avec la collaboration de Raymond Weil, son réviseur habituel, comme c’était déjà le cas pour le livre V. Quelques années après la publication de la thèse, en 1956, paraît son grand livre sur la méthode de Thucydide, Histoire et raison, qui s’inscrit dans la lignée des travaux de Louis Bodin. Elle est désormais connue dans le monde entier et invitée dans de nombreuses universités étrangères dont Oxford où Ronald Syme s’occupe de faire traduire sa thèse en anglais (ce sera chose faite grâce à Philip Thody en 1961), Cambridge, Cornell où elle est un temps at charge, Pise, à la Scuola normale superiore, en Autriche où l’invite Lesky, à Heidelberg, chez Carsten Hoog au Danemark, ou encore à Salamanque… Edith Hall, le maître d’œuvre de l’ouvrage Women Classical Scholars, publié à Oxford en 2016, notait lors d’un entretien, combien ce choix, par une femme, d’un travail sur Thucydide, un auteur qui, en tant qu’historien d’une guerre et analyste politique, passait jusque-là pour la chasse gardée des philologues de sexe masculin, prêts à concéder qu’une femme travaille sur Sappho et la poésie mais non sur un « penseur », fut un précédent précieux pour les femmes de la génération suivante – juste hommage rendu par une philologue féministe à cette pionnière qui se vit parfois reprocher ses réticences face aux combats des femmes… Et cette passion pour Thucydide ne la quittera pas. En 1990 paraît chez Julliard La Construction de la vérité chez Thucydide. En 1995 c’est son Alcibiade, très inspiré de Thucydide. En 2005 j’ai eu la joie de faire publier aux Presses de l’École normale supérieure, sous le titre Thucydide et l’invention de l’histoire politique, un recueil d’articles qui ponctuent sa longue carrière. Et la première partie de son dernier ouvrage La Grandeur de l’homme au siècle de Périclès (2009) est encore consacrée à Thucydide. Elle y revient sur cette folle ambition de Thucydide – aider à « voir clair », non seulement ses contemporains pris dans le conflit entre Sparte et Athènes, mais aussi les générations à venir qui seront confrontées à leur tour à des crises et à des guerres.
Et ce souhait, si fou, a été exaucé. Et les livres qui interprètent l’histoire contemporaine à la lumière de Thucydide n’ont pas cessé de paraître. Il y a d’abord eu le beau livre de Thibaudet, La Campagne avec Thucydide, qui offre, à la lumière de Thucydide, une interprétation du conflit de la Grande Guerre ; en 1945, L. E. Lord publie Thucydides and the World War dans les Martin Classical Lectures ; il y eut ensuite une série d’ouvrages sur Thucydide et la politique de bipolarité – c’était l’époque de la guerre froide ; et, en mai 2017, Graham Allison, professeur à Harvard, spécialiste des relations internationales et de la menace nucléaire, a salué la rencontre entre Donald Trump et le président de la République populaire de Chine, Xi Jinping, d’un nouveau livre intitulé : L’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au « piège de Thucydide » ?, ce qui revient à se demander si une puissance en plein essor – Athènes jadis, la Chine aujourd’hui – peut coexister pacifiquement avec la puissance alors dominante – Sparte jadis, les États-Unis aujourd’hui.