Cette semaine, La vie des Classiques vous offre chaque jour une page d'Hémiole, le roman de Pierre Squara, que vous pouvez commander en cliquant ici.
Ce soir-là, je m’en souviens encore, finissait un jour gris et froid d’hiver. Il avait plu la journée entière sans discontinuer et nul n’avait pu sortir de chez lui. Par ce temps maussade, j’avais fait semblant de m’intéresser aux livres de mon comptoir de Métaponte, mais la seule activité qui m’occupa, en réalité, fut l’observation des éclairs et des gros nuages noirs sur la mer grise et moutonnante. Cela ne lassait pas de m’interpeller, car il est avéré que ce sont les pointes qui attirent la foudre et les éclairs, en particulier les pointes métalliques. Ainsi, la troupe baisse-t-elle toujours les lances lorsque Zeus fait tonner sa colère. Celui qui oserait braver le dieu serait promptement réduit en cendres. Or, sur la mer ce jour-là, il n’y avait ni mât, ni pointe d’aucune sorte.
Je réfléchissais sans aucun succès lorsqu’un maigre soleil avait fini par éclairer la soirée. L’ensemble du symposion se précipita au rendez-vous de Démocède, chacun voulant sortir de sa chacunière pour terminer la journée plus agréablement qu’elle n’avait passé, caressé d’un peu de chaleur humaine.
À peine fûmes-nous installés sur nos lits de banquet que Milon se leva pour faire un discours. Chose improbable, inédite, surprenante. En vingt années, jamais il n’avait pris l’initiative d’un seul débat, même à la veille de la bataille de Sybaris, alors que le sort de la cité reposait sur ses épaules et que toute l’attention convergeait vers lui.
Il paraissait gêné de son audace. Durant quelques secondes, on eût dit une colossale sculpture posée dans l’andrôn de Démocède, statue décorative de quelque Titan. Milon venait d’être admis à la Gérousie. En dépit de son âge, il conservait une apparence physique inaltérée. Rien n’avait changé dans la silhouette et la musculature. Il restait cet athlète d’exception que Daméas avait pris comme modèle pour représenter la perfection du corps. Les tempes argentées et le visage patiné racontaient seuls les blessures du temps.
Le silence fut respecté comme il se devait par égard pour l’homme, le pair, le champion, le stratège, le géronte, et la rareté de l’événement. Puis Milon finit par se lancer. Son hésitation et celles qui suivirent entre les phrases ne devaient rien à l’embarras, mais tout à l’émotion.
– Mes amis, Pythagore est mort.
» Il est mort il y a six jours, indigent, avec pour seule compagnie Théano, son épouse sublime, et Damo, sa fille bien-aimée. Sa modeste sépulture fut consacrée à Déméter, dernier hommage des Métapontins à celui qui a tant semé.
» Tous les autres, Arimnestos son fils survivant, ses plus proches disciples, l’avaient abandonné ou se trouvaient obligés ailleurs, ainsi que Mya, sa fille, et moi-même.
» On m’a rapporté sa fin paisible. Il s’est éteint, par son propre choix, de sa propre exigence, lassé de l’ingratitude des hommes, jugeant qu’il avait épuisé le temps terrestre de l’enveloppe charnelle qui fut la sienne…
» … et qui fut si belle.
Milon suspendit son hommage. La montée des larmes lui fit craindre que sa voix ne demeurât point assurée. Il attendit quelques instants que la maîtrise de son émotion lui revienne.
– Je suis allé le visiter, il y a peu de mois, et j’ai passé quelques jours avec lui. Il m’avait fait partager sa décision et je l’ai comprise.
» Il considérait le suicide comme une désertion à l’égard de la patrie et une désobéissance à l’encontre des dieux. Il enseignait que l’âme expulsée violemment de son enveloppe charnelle, sans avoir épuisé sa quantité naturelle de nombres, perd de sa pureté et de son ardeur pour ses vies ultérieures. C’est pourquoi ce crime contre l’avenir n’a certainement pas été le sien. Il a quitté l’existence par épuisement de son aptitude à vivre, ayant simplement terminé d’égrener ses nombres.
» En vérité, son âme magnifique, qui fut celle d’Aethalide, Euphorbe, Hermotime et Pyrrhus, ne désirait plus continuer la vie de Pythagore, devenue si pitoyable, si indigne. Elle aspirait à d’autres existences. En accord avec elle, il a cessé de chanter, puis de nourrir sa dépouille.
» La mort est venue au rendez-vous fixé, lentement, discrètement, et l’âme de Pythagore s’est envolée vers l’éther.
» Qui sait où, quand et sous quelle forme elle reviendra ?