Cette semaine, La vie des Classiques vous offre chaque jour une page d'Hémiole, le roman de Pierre Squara, que vous pouvez commander en cliquant ici.
Cylon, à bout d’argument, se tut, puis retourna s’allonger. Nul ne s’autorisa de commentaire. Il avait déversé tout ce qu’il avait sur le cœur sans préparation, sans ruse ni malice. La sincérité de ses paroles ne faisait aucun doute, et le symposion en avait été touché, mais cela n’allait pas suffire. Si l’éthos et le pathos avaient été contentés, le logos manquait de vigueur. Milon n’avait rien dit encore. Il était piètre orateur, mais il pouvait faire un esclandre et décider abruptement la mort. Il fallait qu’il sentît la majorité basculer. Je résolus de lancer sans attendre mes arguments dans la bataille, tâchant de masquer ma fébrilité par la lenteur des gestes et la fermeté des paroles. Pour ne pas faire d’ombrage à Cylon, je restai debout à ma place.
– Mes amis, vous savez dans quelles conditions je suis parti. Vous pouvez imaginer le déchirement de celui qui place la loyauté au-dessus de tout. Les causes de mon départ ayant disparu, il était naturel que je voulusse vous revenir.
» J’ai accompagné Cylon lors de l’incendie. Je n’ai pas voulu cet holocauste, je ne l’ai pas conçu, mais, le voyant venir, je n’ai rien fait pour l’arrêter, ni en acte, ni en parole. C’est à peine si j’ai douté un instant de sa fatalité. La justice de Pythagore me dirait innocent. Ma propre justice me dit coupable autant que Cylon. J’en assume la responsabilité et, par avance, j’accepte votre sentence. Voici pourquoi.
» Vous, les Grecs, placez la musique avant la poésie, la danse, la médecine ou la magie. C’est pour vous plus qu’un art, une manière de vivre, une richesse que vous m’avez enseignée, car, dans mon pays, la danse est l’art le plus prisé. Plus que tout autre peuple de la terre, vous avez tenté de découvrir ce qui rend la musique agréable aux sens autant qu’émouvante à l’âme. C’est ainsi que vous avez inventé l’harmonie. Cela remonte aux temps immémoriaux, si lointains que de cette harmonie vous avez fait une divinité. Je dis bien, vous avez fait ! Car, en réalité, Hésiode, dans sa théogonie, ne rapporte que le nom des dieux que vous avez reconnus. Vous n’avez pas un dieu qui personnifie le mensonge ou la bêtise parce que vous ne l’avez ni voulu ni cherché. Or le mensonge et la bêtise existent. Il y a donc nécessairement une divinité pour ces deux maléfices. Mais vous ne voulez pas les connaître, vous ne les honorez pas.
» D’autres peuples ont fait des choix différents. Nous, les Tyrrhéniens, honorons comme vous les divinités de la musique et de la fête, Apollon et Dionysos, que nous nommons Apulu et Fufluns. Mais nous n’avons pas Harmonie. En revanche, nous avons deux déesses pour personnifier la magie et les sortilèges, Carmen et Aradia, que vous ignorez. Cela fonde votre responsabilité immense et primordiale. Harmonie ne doit pas être maquillée, déformée, salie par vous. Vous ne pouvez le tolérer. Vous êtes garant de son intégrité. Elle repose sur votre responsabilité collective.
Je suspendis mon discours pour laisser mes arguments gagner les esprits, mais c’est le mien qui soudain se figea ! Une sueur froide me parcourut l’échine. Ne m’étais-je pas laissé porter trop loin ? Outre Scylax, deux prêtres siégeaient parmi mes juges. Ma démonstration ne frôlait-elle pas l’impiété ? Il me fallait redresser l’argumentaire.
– Pythagore voulait que l’harmonie résidât dans un rapport de longueur vibrante. S’il s’avère toujours imaginable d’attribuer un ordre mathématique à chaque harmonie, je réfute qu’on ait ainsi trouvé l’alpha et l’oméga de son essence ; tout juste une ébauche, une méthode pour accorder un instrument. Mais prétendre en faire le tout, c’est trop de présomption, beaucoup, beaucoup trop !
» Comment Zeus aurait-il pu se laisser enchanter par des Muses d’un art aussi simpliste ? Vos ancêtres, qui combattirent Hector, qui inspirèrent le grand Homère, ont-ils été naïfs ? Était-il besoin d’ériger l’équilibre en divinité si tout était aussi simple qu’un rapport hémiole ou épitrite ? Harmonie, née des amours adultères d’Aphrodite et d’Arès sous la risée des dieux ! Harmonie, épousée devant tout l’Olympe, oui, tous les dieux rassemblés, sans exception, pour la mésalliance d’une déesse et d’un mortel ! Harmonie, couverte de cadeaux, dont un collier d’Héphaïstos pour la bâtarde de sa propre femme et un péplos de l’épouse bafouée d’Arès. Est-ce là une charmante comptine pour les enfants, ou cela fait-il sens ?
» Le message venu du fond des âges et des origines de votre propre civilisation nous crie qu’Harmonie émane d’une force sombre, destructrice, et d’une force limpide, refondatrice. Elle produit ainsi une réalité complexe, une union illégale, inattendue mais fertile et féconde. Alors vraiment, en conscience, croyez-vous que l’on puisse la réduire à des proportions d’un, deux, trois, quatre et cinq ?
» Cet exemple, que j’ai voulu détailler complètement devant vous, est l’illustration de ce que fut l’enseignement de Pythagore. Une coupable simplification. Il n’est pas de témoignage qu’il connût le doute, celui qui enrichit, qui conditionne le partage, l’échange, la cordialité entre les hommes. Il se voulait plus qu’un maître d’école, il voulait régner sur les consciences, régir les âmes, diriger des marionnettes. S’il n’y parvint qu’avec les plus faibles, ceux qui finirent par assassiner Junia, ce fut sa responsabilité, son égarement, son immense, son irréparable faute.
» Alors oui, Cylon est responsable de l’éradication de l’école pythagoricienne. Oui, j’en fus le second. Oui, cent morts pour en venger une, cela paraît insensé, mais cent morts pour en éviter dix mille, c’était définitivement…
» … nécessaire.