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Je me lançai alors dans une longue plaidoirie. Cylon était le seul homme qui pût l’entendre et l’approuver.
– Les idées de Solon, tes idées, Cylon, que Pythagore combattit si fermement, progressent dans toute la Grèce. La démocratie triomphe partout. Il faut cependant remarquer la simultanéité du départ de Pythagore d’avec l’évanescence de la cité qui l’abrita. Sans te faire de peine, Crotone n’adresse plus guère de message au reste du monde. Ce n’est donc pas vaine spéculation que d’admettre comme précieuse la vitalité qu’il entretenait. Moi qui ne fus ni bénin ni complaisant à son égard, et toi qui fus toujours honnête envers toi-même, nous ne pouvons manquer de constater combien la démocratie se montre dommageable à l’éclat d’une cité prise dans son entièreté. L’agrégation des démocraties ne fait pas un empire, ni un royaume, pas même un peuple. La Grèce n’a ni frontière, ni armée, ni impôts, ni gouverneur. Elle n’a pas plus de lois ou de culture commune en dehors d’une langue et d’un noyau de mythologie. La Grèce n’est donc qu’une grappe de raisin dont chaque grain est une cité que les empires voisins viennent picorer à leur guise. Il y manque une unité, une volonté d’ensemble, une volition, celle que l’aristocratie impose ; celle qu’à Crotone Pythagore imposait. C’est donc bien l’aristocratie qui accouche des empires.
Mon propos ne semblait pas désagréable à Cylon, je poursuivis sur ma lancée.
– Voudrions-nous ignorer que cette grandeur se fait au détriment du bonheur des hommes ? Certes pas ! Nul ne doute un instant que les peuples des empires perse et carthaginois n’échangeassent volontiers leur sort contre celui des Grecs. Il faudrait donc faire aller de pair l’aisance de chacun et la force du tout ; attelage nécessaire, indispensable même ! Sans vigueur de l’État, point de sécurité. Au bout de la faiblesse, l’invasion, le pillage, le sac et, d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard, le martyre ou l’esclavage.
– C’est toute la difficulté, Tagès, combiner la sûreté d’une cité puissante et le bonheur domestique de chacun. La démocratie n’est qu’une terre fertile, elle n’est prodigue qu’après avoir été fécondée par des règles utiles, décidées, acceptées, appliquées par tous.
– Mais cela ne suffit pas, Cylon, pas du tout ! Il y manque l’implication, le souffle, l’ambition, la vision d’avenir, qui ne se décide pas. Ce qui vient d’arriver en Hellade marque de manière lumineuse l’antilogie entre démocratie et puissance. Sans doute en avez-vous longuement disserté à Crotone, mais peut-être n’as-tu pas tiré les mêmes douloureux enseignements que moi. Voudrais-tu les entendre ?
– Ce serait un privilège, mon vieux Maître. Ne te fais pas prier.
– Alors soit… Au printemps de cette année, l’armée perse pénétra en Grèce par Borée comme un glaive dans un ventre mou. L’invasion, minutieusement préparée par Xerxès depuis quatre années, s’accomplit au vu et au su du monde entier. Son ambition de venger l’échec de son père, Darius, à Marathon, n’échappait à personne. Il regroupa donc patiemment, des quatre coins de son empire, une armée formidable, inimaginable, forte de deux cent mille fantassins et dix mille cavaliers, appuyée par une flotte de mille trières. Puis il passa tranquillement l’Hellespont. Devant la horde invincible, la Thrace et la Macédoine se rendirent sans combattre, la Thessalie pareillement. Xerxès campait devant la Béotie, à quelques jours d’Athènes, lorsque les Grecs se décidèrent enfin à réunir quelques troupes pour attarder le désastre annoncé. On attendit l’armée perse au défilé des Thermopyles, passage obligé pour qui veut pénétrer en Hellade. Cette alliance de trente et une cités, organisée à la hâte, ne disposait que de sept mille fantassins, d’aucun cavalier et de moins de trois cents trières. Malgré l’invraisemblable disproportion du nombre, cette pauvre brigade tint tête aux Perses pendant trois jours, laissant mille morts sur le terrain, dont leur commandant en chef, le roi Léonidas de Sparte. Aucun de ses héros ne trépassa sans avoir expédié chacun dix ennemis, et le prix de sa victoire fit telle impression sur Xerxès qu’il se mit à douter, comme la suite va nous le dire.
» Je vois dans cette farouche bataille toute la contradiction de la Grèce et de sa démocratie émiettée. On est saisi d’admiration devant la supériorité des armes, l’intelligence des stratèges, la vaillance jusqu’à l’héroïsme des chefs comme des soldats. On relève aussi la médiocrité de l’union politique alors que l’existence même est l’enjeu. Trente et une cités seulement, pour défendre la Grèce entière devant le péril mortel qu’on a regardé croître pendant quatre années sans rien faire. Sept mille hommes, soit à peine plus de deux cents par cité. Quel manque d’ardeur, de civisme, d’audace, de générosité, de vision ! Rien, pas un hoplite, pas une drachme de Cyrène, de Phocée, Syracuse, Tarente, Argos, Corcyre, Cumes et tant d’autres polis de plus petite importance. Vous, les Crotoniaques, fûtes de ces ingrats, aveugles et malavisés. Vous ne jugeâtes pas la Grèce continentale digne de secours. Ils furent bien isolés ceux qui voulurent risquer leur vie ou même une obole pour défendre la patrie. Phayllos, notre ami, ton conscrit, remua toute Italia pour réunir cent braves sur une pauvre trière qui partagea la gloire de l’Artémison puis celle de Salamine. Hélas, malgré ce nouvel exploit, il était trop tard pour Thèbes, Platées, Thespie ou bien encore Athènes, surtout Athènes, qui furent mises à sac et incendiées par Xerxès.
» Un chef, un gouvernement, une aristocratie grecque digne de ce nom eussent levé une armée suffisante, conforme à ce que l’on pouvait attendre de la première civilisation du monde, et l’on eût châtié Xerxès à l’Hellespont avant même qu’il eût osé mettre un pied sur le sol grec. Au lieu de cela, les tergiversations pitoyables commandées par l’égoïsme de démocraties d’intérêts parachevèrent un désastre. Au bout de la honte, la chance, guidée par Hermès, sauva seule la Grèce de l’anéantissement total. Elle la sauva même doublement. Une première fois par la découverte providentielle d’une mine d’argent aux portes d’Athènes qui permit à Thémistocle de financer la construction de deux cents trières en urgence ; une seconde fois après Salamine quand Xerxès, vaincu mais à peine affaibli, décida mystérieusement de rentrer à Persépolis plutôt que de poursuivre une invasion que rien pourtant ne pouvait plus arrêter.
» Cet exemple présente en réduction ce à quoi tendent spontanément les démocraties : des individus portés vers l’excellence infinie mais un ensemble tiré vers la nullité.