Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre un inédit de Jacqueline de Romilly : un extrait d'une de ses quatre conférences prononcées à l’université de Harvard en 1974, publiées pour la première fois en français dans Magie et rhétorique en Grèce ancienne tout récemment paru aux Belles Lettres.
Je ne suis pas du tout sûre d’être la bonne personne pour traiter le thème que j’ai choisi d’aborder dans cette série de conférences ; à vrai dire, j’en doute beaucoup. En revanche, je suis convaincue que la question du lien entre magie et rhétorique en Grèce ancienne se pose et qu’elle a un sens. Cette conviction ne m’a pas été suggérée par des discussions modernes sur les rapports entre langue et littérature ; elle a une origine bien précise inscrite dans un passé lointain, à savoir chez Gorgias, le sophiste du ve siècle avant J.-C., qui, dans son Éloge d’Hélène, insiste sur le merveilleux pouvoir du discours. Il le fait au moyen de deux comparaisons, l’une entre discours et poésie, et l’autre entre discours et magie. [...]
Nous avons vu que le pouvoir de la poésie était considéré comme magique, un pouvoir irrationnel, venu des dieux, un charme (θελκτήριον). Si nous nous intéressons maintenant à la magie proprement dite, remarquons d’abord qu’elle est étroitement liée à la poésie et que ce que nous en savons nous vient principalement des poètes. Nous possédons un certain nombre de formules magiques, le plus souvent inscrites sur des tablettes que l’on enterrait ou, par la suite, parfois copiées sur papyrus. Ces témoignages ne constituent toutefois que l’état le plus réduit et le plus tardif de la magie. Pour les temps anciens, la ligne séparant la magie de la religion n’est pas facile à tracer. C’est peut-être le cas à chaque époque, mais la grande piété de ce passé reculé rend la tâche encore plus ardue. Un devin peut prédire l’avenir. Grâce aux dieux, il est, en quelque sorte, un diseur de bonne aventure. Une offrande aux dieux chthoniens peut faire revenir un mort des Enfers – que celui-ci apparaisse pleinement comme un fantôme ou qu’il manifeste sa présence par un acte mystérieux ou une intervention paranormale ; cette description s’applique aussi bien au nécromancien de la Grèce plus tardive qu’au médium s’adressant aux esprits dans le monde contemporain. Si quelqu’un demande aux dieux de faire s’abattre sur une personne la maladie, la folie ou la mort, on parlera de malédiction en contexte religieux, d’un charme maléfique dans un autre contexte. La même différence – ou, précisément, absence de différence – vaut pour l’amour, qui peut être suscité chez quelqu’un grâce à l’intervention d’Aphrodite ou grâce à une drogue, qui a conservé son nom grec de philtre d’amour, φίλτρον.
"Gorgias et la magie", in Magie et rhétorique en Grèce ancienne, p. 21, 34-35.