Voici un passage tiré des Ennéades (VI, 9-10) où Plotin vous permettra de vous évader.
9 Dans cette danse, on contemple la source de vie, la source de l'intelligence, le principe de l'être, la cause du bien, la racine de l’âme. Toutes ces choses ne s'écoulent pas de lui en amoindrissant sa substance ; car il n'est pas une masse corporelle ; sinon ses produits seraient périssables; or ils sont éternels, parce que leur principe reste identique à lui-même; il ne se partage pas entre eux, mais il reste entier.
C'est pourquoi ses produits aussi sont permanents, comme la lumière qui subsiste, tant que le soleil subsiste; car il n'y a pas de coupure entre lui et nous, et nous n'en sommes pas séparés, quand bien même la nature corporelle, en s'insinuant, nous attire à elle. Il nous est donné par lui de vivre et de nous conserver; mais il ne se retire pas après ces dons ; il continue à fournir à nos besoins tant qu'il sera ce qu'il est. Ou plutôt, ici même, nous nous penchons vers lui et vers notre bien; notre éloignement de lui [n'est pas un éloignement de lieu] mais seulement un amoindrissement d'être.
Ici même, l'âme se repose du mal en se retirant dans une région purifiée du mal; ici même, elle connait par l'intelligence et elle atteint l'impassibilité; ici même est la vie véritable. La vie actuelle, quand elle est sans dieu, n'est qu'une trace ou image de la vie de là-bas; cette vie idéale, c'est l'acte de l'intelligence, et par cet acte, elle engendre des dieux en restant immobile grâce à son contact avec l'Un; elle engendre la beauté, la justice et la vertu. L'âme, fécondée par Dieu, est grosse de tous ces biens, et cette fécondation est pour elle le commencement et la fin; le commencement parce qu'elle est issue de cette région lointaine ; la fin parce que le Bien est là-bas, et que, arrivée là, elle redevient ce qu'elle était ; ici, c'est la chute, l'exil, la perte des ailes; mais ce qui montre que le Bien est là-bas, c'est l'amour consubstantiel à l'âme, selon la fable de l'union d'Éros avec les âmes, que l'on voit dans les peintures et dans les récits. Puisque l'âme est différente de Dieu, mais qu'elle vient de lui, elle l'aime nécessairement; si elle est là-bas, elle l'aime d'un amour céleste; ici, c'est seulement d'un amour vulgaire. Là-bas est l'Aphrodite céleste ; ici l'Aphrodite populaire, semblable à une courtisane. Et toute âme est une Aphrodite; c'est ce que signifient la naissance d'Aphrodite et la naissance simultanée d'Éros. Donc, par nature l'âme aime Dieu, à qui elle veut s'unir, comme une vierge aime un père honnête d'un amour honnête; elle arrive à la naissance comme une vierge séduite par une promesse de mariage; ayant passé à l'amour d'un être mortel, elle est séparée de son père par violence; mais elle n'a plus que haine pour cette violence; purifiée des souillures de ce monde et préparée à retourner vers son père, elle est dans la joie. Pour ceux qui ignorent cet état, qu'ils imaginent d'après les amours d'ici-bas ce que doit être la rencontre de l'être le plus aimé; les objets que nous aimons ici sont mortels et caducs; nous n'aimons que des fantômes instables ; et nous ne les aimons pas réellement; ils ne sont pas le bien que nous cherchons. Le véritable objet de notre amour est là-bas, et nous pouvons nous unir à lui, en prendre notre part et le posséder réellement, en cessant de nous dissiper dans la chair.
Quiconque a vu sait ce que je dis; il sait que l'âme a une autre vie, quand elle s'approche de lui, est près de lui et y participe; dans cette disposition, elle sait que celui qui donne la vie véritable est là; et elle n'a plus besoin de rien.
Tout au contraire, il lui faut déposer tout le reste et s'en tenir à lui seul ; il lui faut devenir lui tout seul, en retranchant toute addition; alors nous nous efforçons de sortir d'ici; nous nous irritons des liens qui nous rattachent aux autres êtres; nous nous replions sur nous-mêmes et nous n'avons aucune part de nous-mêmes qui ne soit en contact avec Dieu. Ici même, l'on peut le voir et se voir soi-même, autant qu'il est permis d'avoir de telles visions; on se voit éclatant de lumière et rempli de la lumière intelligible ; ou plutôt on devient soi-même une pure lumière, un être léger et sans poids; on devient ou plutôt l'on est un dieu, embrasé d'amour... jusqu'à ce que l'on retombe sous le poids, et que cette fleur se flétrisse.
10 - Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-bas? – C'est qu'on n'est pas encore tout à fait sorti d'ici. Mais il arrivera un moment où la contemplation sera continue et sans obstacle venu du corps. La partie de nous-même qui voit, n'est pas celle qui est entravée par cet obstacle; et même ai elle cesse de contempler, son activité se manifeste par la connaissance scientifique qui consiste en des démonstrations, en des preuves, et en un dialogue de l'âme avec elle-même; mais l’acte et la faculté de voir ne sont plus la raison ; ils sont meilleurs que la raison, antérieurs et supérieurs à elle, tout aussi bien que leur objet même. Si l'être qui voit se voit lui-même à ce moment, il se verra semblable à son objet; dans son union avec lui-même, il se sentira pareil à cet objet et aussi simple que lui. Mais peut-être ne faut-il pas employer l'expression: il verra. L'objet qu'il voit (puisqu'il faut bien dire qu'il y a deux choses, un sujet qui voit et un objet qui est vu; dire que les deux ne font qu'un serait beaucoup d'audace), l'objet qu'il voit, donc, il ne le voit pas en ce sens qu'il le distingue de lui et qu'il se représente un sujet et un objet; il est devenu un autre; il n'est plus lui-même; là-bas, rien de lui-même ne contribue à la contemplation; tout à son objet, il est un avec lui comme s'il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel. Même ici-bas, lorsqu’ils se rencontrent, ils, ne font qu'un, et ne sont deux que lorsqu'ifs se séparent. Et c'est pourquoi il est si difficile d'exprimer ce qu'est cette contemplation. Comment déclarer qu'il est, lui, un objet différent de nous-mêmes, alors que nous ne le voyions pas différent, mais uni à nous, lorsque nous le contemplions?