Amis des Classiques, découvrez Maxime de Tyr, auteur du IIe siècle associé au mouvement de la Seconde Sophistique, fervent disciple de la doctrine platonicienne. Dans ce texte pétri de culture et de raffinement, il étudie la question du modèle, sa nécessité et l’épineux problème de son dépassement : que faire d’Homère et des poètes lorsqu’on a lu Platon ? Même les Anciens avaient des Anciens !
Extrait de Maxime de Tyr, Choix de conférences, traduction Frédéric Fauquier et Brigitte Pérez-Jean
Maxime de Tyr, Conférence 4 : Qui a eu la meilleure compréhension au sujet des dieux, les poètes ou les philosophes ?
1. Il est étonnant que les hommes qui ont des dissensions, non seulement sur les constitutions, l’exercice du pouvoir et les maux partagés, en soient venus aussi jusqu’à se disputer sur les objets les plus paisibles, la poésie et la philosophie. La chose est double quant à la dénomination, simple quant à l’essence, et on peut penser la différence qu’elle contient comme si le jour était autre chose que la lumière du soleil qui tombe sur la terre, ou que le soleil qui court au-dessus de la terre était autre chose que le jour. Il en est ainsi du rapport de la poésie à la philosophie. La poésie, en effet, est-elle autre chose que la philosophie, mais ancienne dans le temps, métrique dans sa composition, allégorique dans son contenu ? Et la philosophie, qu’est-elle, sinon la poésie, mais plus jeune dans le temps, plus libre dans sa composition, et plus claire dans son contenu ? Puisque ces deux disciplines ne sont donc différentes que par la temporalité et la forme, comment pourrait-on arbitrer leur différence dans les discours dans lesquels les deux, les poètes et les philosophes, parlent du divin ?
2. Dirons-nous que procéder à cet examen, c’est à peu près comme si, comparant la fameuse première médecine à la nouvelle, celle qui se pratique sur les personnes d’aujourd’hui, on recherchait ce qu’en chacune d’elles il y a de mieux et de pis ? Asclépios nous répondrait : pour ce qui est des autres arts, le temps ne change rien ; car leur usage est toujours le même, leurs œuvres sont quasi identiques ; la médecine, en revanche, doit nécessairement suivre la constitution des corps, un mélange qui n’est ni stable ni en accord avec lui-même, mais sujet aux altérations et aux changements sous l’effet des aliments en fonction du régime ; la médecine invente pour chaque constitution des soins et des régimes divers, adaptés à l’alimentation actuelle. Ne pense donc pas que mes fils, Machaon le fameux et Podalire, aient été moins habiles médecins que ceux qui leur ont succédé dans l’art et qui ont découvert toutes ces médications savantes et variées. Mais, l’art médical à cette époque avait affaire à des corps qui n’étaient ni frêles, ni complexes, ni complètement épuisés, il n’avait aucune difficulté à les soigner et son action était toute simple.
Mais finalement, maintenant que les corps se laissent aller ainsi à un mode de vie trop compliqué et à une mauvaise constitution, la médecine aussi s’est complexifiée et elle a troqué sa simplicité d’autrefois contre une apparence multiforme.
3. Eh bien ! Qu’il réponde comme le fait Asclépios, le poète – et en même temps le philosophe – pour défendre ses pratiques ! Cet homme, affligé que l’on puisse penser qu’Homère et Hésiode ou, par Zeus, Orphée ou quelque autre des hommes du passé sont moins savants qu’Aristote de Stagire, Chrysippe de Cilicie, Clitomaque de Libye ou ceux qui ont découvert pour nous toutes ces savantes théories, répondra : « Eh bien, ces hommes-là ne sont-ils pas également remarquables sur les mêmes sujets, si ce n’est davantage ? » De la même façon que pour les corps, ceux du passé étaient parfaitement soignés par la médecine sous l’effet d’un bon régime de vie, tandis que ceux qui leur ont succédé ont eu besoin d’une pratique différente, de même l’âme avait tout d’abord besoin, en raison de sa simplicité et de ce qu’on appelle sa naïveté, d’une philosophie musicale et plus douce, qui puisse la guider et la manipuler au travers de mythes, tout comme les nourrices captivent les enfants par des récits mythologiques ; cette âme, toutefois, en progressant en habileté, en devenant plus adulte et se laissant envahir par la défiance et la malignité, a procédé à l’examen des mythes et n’a plus supporté que les vérités soient cachées ; elle a dévoilé la philosophie et l’a dépouillée de ses ornements pour avoir recours à des arguments nus. Cependant, les successeurs ne sont nullement différents des prédécesseurs, sauf par l’arrangement de la composition, mais les opinions sur les dieux ont pris source dès l’origine pour se répandre à travers toute la philosophie.
4. J’excepte Épicure du discours aussi bien poétique que philosophique, mais pour les autres le traitement du sujet est égal et identique, sauf si l’on croit qu’Homère a rencontré les dieux en train de tirer à l’arc, de discuter, de faire des sacrifices ou de faire toutes choses qu’il chante à leur sujet. Il ne faut pas, de fait, penser non plus que Platon ait rencontré Zeus faisant le cocher et porté sur un char ailé une armée de dieux rangée en onze troupes, ni assurément les dieux en train de banqueter chez Zeus pour le mariage d’Aphrodite, lorsque Poros et Pénia se sont unis en cachette et qu’ils ont engendré Éros12, ni qu’il ait observé de ses yeux le Pyriphlégéthon, l’Achéron et le Cocyte, et les fleuves d’eau et de feu coulant en tous sens, ni qu’il ait vu Clotho et Atropos, ni qu’il ait approché du fuseau qui tourne selon sept circonvolutions différentes; mais considère également la poésie de l’auteur de Syros, « Zeus et Chthonia » et « Éros » qui les unit, la « naissance d’Ophioneus », le « combat des dieux », « l’arbre » et « le manteau ». Considère aussi le mot d’Héraclite, « Dieux mortels, hommes immortels ».
5. Tout est plein de vérités cachées aussi bien chez les poètes que chez les philosophes, mais pour moi, j’aime leur retenue à l’égard de la vérité plutôt que la franchise des auteurs plus récents ; car lorsque des affaires ne sont pas perçues clairement en raison de la faiblesse humaine, le mythe en est un interprète plus convenable. Pour ma part, s’il est vrai que les modernes ont vu quelque chose de plus que les anciens, je félicite ces hommes pour leur clairvoyance ; mais si, alors qu’ils n’ajoutent rien pour la connaissance, ils ont transformé les vérités cachées des prédécesseurs en mythes clairs, je crains qu’on ne les attaque du fait qu’ils révèlent des discours qu’il ne fallait pas dire. Quelle serait en effet l’utilité du mythe si ce n’est d’être un discours qui se recouvre d’une parure différente, comme les statues que les initiés couvrent d’or, d’argent et de vêtements, pour exalter l’espérance qu’elles suscitent ? Car l’âme humaine est aventureuse : elle honore moins ce qui est à sa portée, mais elle est dans l’admiration pour ce qui est éloigné ; elle se fait devin de ce qui est invisible et le pourchasse par ses raisonnements : si elle ne l’atteint pas, elle met tout son zèle à le découvrir, mais si elle l’atteint elle le chérit comme son œuvre.
6. Eh bien, les poètes l’ont compris et ont trouvé, en matière de discours relatifs aux dieux, un procédé qui convient à l’âme, des mythes plus obscurs qu’un discours rationnel, mais plus clairs qu’une vérité cachée, constituant un intermédiaire entre la science et l’ignorance, des mythes auxquels on peut croire pour le plaisir, mais auxquels on ne croit pas en raison de leur étrangeté, qui guident l’âme vers la recherche des êtres et vers un examen plus poussé. Il nous a totalement échappé que ces hommes-là, qui piégeaient notre attention, étaient des philosophes, même si on les appelait poètes, parce qu’ils transformaient une matière qui déplaît en un art attractif ; en effet le philosophe offre une leçon pénible et ardue pour la masse, comme chez les pauvres le riche offre un spectacle pénible, chez les intempérants, le sage, chez les lâches, le valeureux. Car les défauts ne supportent pas les vertus quand elles paradent devant eux. Le poète, en revanche, offre une leçon élégante et chère au peuple, qu’on aime pour le plaisir, mais qu’on ne prend pas en compte pour la vertu. De même que les médecins dissimulent, pour ceux de leurs malades qui ont un mauvais appétit, l’amertume du médicament dans une nourriture agréable et leur cachent le goût amer du remède, de même l’ancienne philosophie, en déposant son enseignement dans des mythes, dans les mètres et la forme du chant, a secrètement versé dans l’habillage du divertissement le goût déplaisant des leçons.
7. Ne demande donc pas qui a le mieux rendu compte des dieux, les poètes ou les philosophes, mais ménage une trêve et un armistice pour ces occupations et considère-les comme un seul art s’exprimant d’une seule voix. En effet, prononcer le nom de « poète », c’est dire « philosophe » et prononcer « philosophe », c’est dire « poète ». Et, de fait, tu appelles valeureux de la même façon aussi bien Achille qui combat avec un écu d’or ouvragé qu’Ajax, même s’il porte un bouclier de cuir. La vertu héroïque rend ces deux armes également propres à la vaillance et effrayantes, et l’or ne fait rien à l’affaire en comparaison avec le cuir. Compare donc là aussi les mètres et le chant à de l’or, et la prose à une matière ordinaire. Et considère non l’or ni le cuir, mais la vertu de l’utilisateur. Qu’il dise vrai, même s’il parle en poète, même s’il parle en un mythe, même s’il parle en chantant : je suivrai les vérités cachées, j’étudierai le mythe et ce n’est pas le chant qui me divertira. Qu’il dise vrai, même s’il s’exprime en prose, j’accepterai et apprécierai la facilité des leçons. Mais si l’on enlève le vrai de chacun d’eux, du poète comme du philosophe, on rend le chant étranger à la musique et l’on fait du discours philosophique un mythe. Sans le vrai, on n’accordera aucune confiance, ni au mythe d’un poète ni au discours d’un philosophe.
8. Et de fait, Épicure prononce des discours, mais plus absurdes que des mythes ; ainsi, pour ma part, j’accorde plus de confiance à Homère quand il parle de Zeus : il pesait les âmes des deux valeureux guerriers sur une balance d’or, en soulevant le fléau de sa main droite ; je vois que la destinée des hommes suit le signe que fait la main de Zeus.
Je saisis les signes de Zeus ; grâce à eux, la terre est stable, l’eau de la mer coule, l’air se répand, le feu s’élève, le ciel tourne, les êtres vivants naissent, les arbres poussent. Les œuvres des signes de Zeus sont la vertu et le bonheur de l’homme. Je comprends aussi ceux d’Athéna, qui tantôt se tient auprès d’Achille, éloigne sa colère et retient le héros, tantôt se place aux côtés d’Ulysse
Je comprends ceux d’Apollon, le dieu est archer et musicien : j’aime son harmonie, je crains ses èches. Et Poséidon secoue la terre de son trident, Arès rassemble les troupes des armées, et Héphaïstos forge, mais ce n’est pas pour le seul Achille ; il s’associe et collabore à toute utilisation du feu. Voilà ce que disent les poètes, c’est aussi ce que disent les philosophes. Si l’on change les noms, on découvrira la ressemblance et l’on comprendra le contenu du récit. Appelle Zeus l’esprit le plus vénérable et le plus ancien, celui que tout suit et à qui tout obéit ; appelle Athéna la sagesse, Apollon le soleil, Poséidon le souffle qui traverse terre et mer, qui régule leur discorde et leur harmonie.
9. Et si tu poursuis, tu trouveras que chez les poètes tout est plein de noms propres, chez les philosophes de concepts. Mais les mots d’Épicure, auquel des mythes pourrai-je les comparer ? Quel poète sera à ce point négligent, relâché et ignorant des dieux ?
Quel mythe du même ordre peut me venir à l’esprit ? Comment puis-je me représenter Zeus ? Que fera-t-il ? Que décidera-t-il ? À quels plaisirs prendra-t-il part ? Chez Homère aussi, Zeus boit, mais aussi il gouverne et il prend des décisions, comme la gestion des affaires de l’Asie découle du Grand Roi et celle des affaires grecques découle des Athéniens : car le Grand Roi prend des décisions pour l’Asie et le peuple athénien à propos de la Grèce ; le pilote prend des décisions pour le navire, le stratège pour l’armée, le législateur pour la cité. Et a n que le navire, l’armée, le pays, la maisonnée soient sauvés, le pilote souffre des soucis, le stratège souffre des soucis, le législateur souffre des soucis. Pour défendre le ciel, la terre, la mer, et les autres parties de l’univers, cher Épicure, qui prend des décisions ? Quel pilote ? Quel stratège ? Quel législateur ? Quel cultivateur ? Quel intendant ? Même Sardanapalen’était pas sans souci, mais enfermé à double tour dans son palais, couché parmi ses femmes sur son lit bien martelé, il décidait comment sauver Ninive et comment assurer le bonheur des Assyriens ; à tes yeux, le plaisir de Zeus est-il plus inactif que celui du fameux Sardanapale ? Quels mythes invraisemblables, qui ne brillent par aucune harmonie poétique !