Omnia vincit Amor, l’Amour peut tout vaincre. Peut-il vaincre la mort, la séparation et les Enfers ? À se plonger dans la douceur de la langue d’Ovide (43 av. J.-C.-18 apr. J.-C.), qui justifierait que tout le monde puisse étudier un peu de latin, le lecteur pourrait s’en laisser persuader. Dans L’Art d’aimer et Les Amours, le jeune génie de vingt ans n’a que faire de la mort, lointaine et belle, une menace agitée sans grande réalité : c’est la mort pour adolescents, qui parlent de se suicider d’amour mais redoutent davantage une jalousie infernale ou de devenir laids comme Cerbère que de succomber au noir Trépas. C’est un âge où l’on redoute plus de ressembler à Tisiphone que de la rencontrer. L’Amour est encore plus redoutable que la Mort. Avec la Faucheuse, on peut badiner, se moquer de l’amant transi sous la forme d’un perroquet (texte 2), avec l’Amour non. Il faut aimer la vie au point de mourir comblé d’amour, en pleine jouissance et si possible à plusieurs (texte 1). Les Enfers ne sont pas que synonyme de damnation : parfois c’est dès le monde d’ici-bas que l’amoureux souhaite boire l’eau du Léthé (texte 3) ou bien alors être transformé en plante pour ne jamais être séparé de celui ou celle qu’il aime. Dans Les Métamorphoses, « le clerc de Vénus », au sommet de son talent raconte avec tendresse et élégance la transformation en astre ou en végétal des héros de la mythologie.
Alors que ces histoires, même fabuleuses, sont souvent violentes et choquantes, comme l’inceste de Myrrha ou le viol de Philomèle, Ovide réussit le tour de force de les évoquer avec grâce, délicatesse et insouciance. Il parvient encore à édulcorer le moment final : mourir, c’est devenir une jolie fleur, comme Adonis transformé en anémone ou Clytie changée en tournesol. Pourtant, l’amour et la mort marchent main dans la main : Adonis, Pyrame, Thisbé, Orphée et Eurydice sont là, dans des vers immortels, pour en témoigner. Ovide quant à lui est mort seul, exilé à Tomes par l’empereur Auguste, dans l’actuelle Roumanie, au bord de la mer Noire, dans des circonstances qui ne nous sont pas connues : jamais son tombeau ne fut trouvé. Sans doute s’était-il transformé en livre.
LES AMOURS, II,
PARTIR AU SEPTIÈME CIEL
Tu niais, Grécinus, il m’en souvient fort bien,
Qu’on pût aimer deux femmes à la fois,
Tu m’as tendu un piège et surpris sans défense,
Honteux, j’avoue : j’en aime à la fois deux.
Belles toutes les deux, occupées d’élégances
Où nul ne sait laquelle est plus douée,
Chacune est plus jolie que l’autre, et à l’inverse.
Ma préférence entre les deux alterne,
Mon coeur, tel un esquif jouet de vents contraires,
Flotte, incertain, deux amours le divisent.
Pourquoi doubler, Vénus, mes éternels tourments ?
N’en aimer qu’une, est-ce trop peu d’angoisse ?
Pourquoi garnir encor de feuilles l’arbre, d’astres
Le ciel criblé, les mers d’eaux douces neuves ?
Mieux vaut pourtant ce sort que languir sans amour.
Àmes rivaux de mener train austère,
À mes rivaux de s’endormir dans un lit vide,
Bien allongés, étalant bien leurs membres !
Moi, qu’un cruel amour m’arrache au somme inerte,
Que plus d’un corps toujours charge mon lit,
Sans qu’y obste un fâcheux que mon amie me vide,
S’il se peut, seule, autrement, que deux viennent,
J’y suffirai, frêle est mon corps, mais vigoureux,
Le nerf est là, seul y manque le poids,
Et puis jouir dotera mes reins de forces neuves,
Jamais au lit je ne déçus de belle,
Souvent j’ai fait l’amour tout au long de la nuit,
Et le matin j’étais prêt à servir.
Heureux celui qu’épuise une joute amoureuse,
Fassent les dieux que j’en meure à mon tour !
Qu’aux flèches ennemies le soldat faisant front
Paie de son sang une gloire éternelle,
Cherchant fortune en mer que, naufragé, l’avare
En boive l’eau de sa bouche parjure,
Moi, puissé-je, vieilli dans les jeux de Vénus,
Membre glacé, mourir en pleine action,
Et que, pleurant, suivant mon deuil, quelque ami dise :
« Ta mort en rien n’a démenti ta vie. »