Aujourd'hui, La vie des Classiques vous offre quelques pages de Relire Vernant, paru récemment aux Belles Lettres.
Dans Les origines de la pensée grecque, Vernant montre en quoi la polis représente une rupture décisive dans l’histoire intellectuelle et institutionnelle. La polis fait système en ce qu’elle combine un nombre limité de traits essentiels : la prééminence de la parole, outil politique déterminant, l’art politique comme maniement du logos ; l’apparition d’un domaine public, la loi de la polis exigeant qu’on rende des comptes, l’usage de l’écriture, cette idée que la loi doit être accessible au public qu’elle peut être soumise au débat politique. Autre élément clé : la relation entre les hommes dans la polis est réciproque et réversible, les citoyens sont dans un rapport d’isonomia, ce qui implique l’égale participation des citoyens à l’exercice du pouvoir. Avec la réforme de Clisthène qui marque le triomphe de l’idéal égalitaire, ce qui prévaut, c’est « un univers homogène, sans hiérarchie, sans différenciation ». Le nouvel espace social est ordonné autour d’un centre, l’agora où se concrétisent les rapports d’égalité et de réciprocité. Simultanément la raison s’émancipe du mythe et l’humain se constitue en être citoyen. La mise en place de cet espace politique n’est dans une certaine mesure, que le prolongement d’un type d’organisation et de conception du politique qui caractérise une « société aristocratique et guerrière ».
On pourrait interpréter la mise en lumière de cette rupture constitutive comme relevant d’une vision évolutionniste, alors que, à l’inverse, Vernant ne cessera de s’interroger sur la coexistence du mythe et de la raison, sur les permanences de la pensée mythique et la consistance des systèmes symboliques, ce qui l’amène à restituer toute la complexité de l’univers intellectuel des Grecs. Comme il l’indique dans un entretien avec Maurice Godelier, ses recherches ont évolué : « ma perspective s’est modifiée, c’est l’analyse du mythe qui est passée au premier plan ». Au fond, ce qui frappe dans les analyses de Vernant, c’est sa manière d’envisager, dans cette période historique, le politique dans sa complexité et de le traiter comme une détermination plus fondamentale que l’économique, quitte à bousculer les schémas marxistes alors en vigueur. C’est l’époque où l’on relit Marx et notamment les textes des Grundrisse, et Vernant intervient dans le débat sur le mode de production asiatique. En même temps quand il envisage ce nouveau lieu du politique que représente la cité, il rejette l’idée d’une laïcisation qui passerait par pertes et profits le religieux et le symbolique. Ce refus de succomber à un évolutionnisme naïf le conduit à s’intéresser de près aux phénomènes religieux.
Mythe et pensée chez les Grecs constitue, en ce sens, un tournant. Cela signifie-t-il que Vernant a abandonné son idéal rationaliste, son attachement à la laïcité pour succomber à une fascination pour l’univers des mythes et du surnaturel ? C’est lui-même qui pose la question pour y répondre très simplement que les questions du symbolique et du religieux font tout naturellement partie de l’agenda scientifique, si l’on veut approcher des univers où ils sont imbriqués au politique. Pour Vernant, « les phénomènes religieux sont des phénomènes symboliques dont la fonction est évidemment de donner aux gens la présence divine, en quelque sorte de la leur mettre sous le nez, et en même temps de leur faire comprendre que, bien que placé sous leur nez, le dieu est bien au-delà ». En fait ce qui intéresse l’anthropologue, ce n’est pas à proprement parler le divin, mais les processus de présentification, à travers les récits mythiques et l’abondance des rites. L’anthropologue reste ainsi à distance du religieux, et c’est une position que revendique Vernant, non seulement en tant que rationaliste cultivant un projet scientifique, mais aussi dans sa pratique politique de citoyen et de militant.
On ne saurait minimiser le fait que les recherches de Vernant aient été de plus en plus orientées vers les systèmes symboliques. Avec cependant cette contribution marquante en collaboration avec Marcel Detienne sur la mètis des Grecs. Je n’ai nulle compétence à commenter ce texte, tout à la fois subtil et érudit. Ce qui m’intéresse, c’est sa différence, et même son étrangeté par rapport au courant alors dominant qui se focalisait sur les structures et qui marquait l’analyse des mythologies grecques. Dans ce contexte on constate la prégnance des contraintes systémiques, un certain déterminisme sous-jacent qui minimisent la part de la praxis au profit d’une toute-puissance de la structure. Dans l’étude de Vernant et Detienne, c’est à l’inverse l’action, l’initiative des sujets, qui est mise en relief. On pourrait opposer cette perspective pragmatique qui permet d’aborder le politique dans sa flexibilité à la perspective structurale qui jusqu’alors avait fini par s’imposer via l’étude du religieux. À leur manière les travaux de Vernant illustrent bien les tensions entre ces deux perspectives. En ce qui concerne la question des pratiques politiques en Grèce ancienne, c’est Detienne qui développera par la suite une approche comparative à propos des pratiques d’assemblée, redéployant le dossier qu’avait ouvert Vernant dans Les origines de la pensée grecque.
Marc Abélès, "L'énigme du politique", in Relire Vernant, p. 215-217