En partenariat avec Connaissance hellénique, La Vie des Classiques est allée à la pêche dans les trésors de leur revue ὁ λύχνος et vous propose aujourd'hui de lire un très beau texte de Jacqueline de Romilly sur la Grèce et la Provence, paru dans le numéro de janvier 1991 (p. 3-5).
L'intégralité du texte ci-dessous est également disponible au format PDF.
L'helléniste qui pense à chaque instant à la Grèce en contemplant notre Provence est sans doute abusé par l'influence de ses lectures : il projette sans même s'en rendre compte une part de ses souvenirs littéraires sur le pays qui l'entoure. Mais le voyageur qui, venu de Provence, découvre un jour en toute innocence les paysages grecs se sent aussi étrangement chez lui. Avec la mer en plus (ou plus proche) et les marbres en plus, il a l'impression d'une parenté, qui repose sur quelques ressemblances objectives.
Après tout, il y a d'abord la simple ressemblance de deux pays méditerranéens, à la végétation assez voisine. Et ce ne sont même pas n'importe quels pays méditerranéens, ni n'importe quels pays du nord de la Méditerranée : ni la Provence ni la Grèce n'ont l'aridité altière de l'Espagne ou les douces cultures en paliers de l'Italie, non plus que la luxuriance de la Côte d'Azur. Les arbres que chantent les textes de la Grèce antique sont les arbres de nos collines et de nos jardins.
Pour moi qui, régulièrement, “descends” de Paris, l'apparition du premier olivier m'émeut toujours. Je ne puis pas, bien entendu, comparer nos oliviers aixois aux arbres opulents de certaines parties de la Grèce, avec leurs troncs énormes et leur vaste ombrage à l'abri duquel on peut sommeiller ou bien se désaltérer en paix. Mais chacun de nos oliviers nous est cher comme l'étaient ceux d'Athènes aux Athéniens d'il y a vingt-cinq siècles. L'arbre d'Athéna, l'arbre qui repoussa sur l'Acropole mise à sac, l'arbre que célèbre Sophocle dans un chant fameux de l'Œdipe à Colone était, là-bas et alors, un arbre précieux et protégé. Les élèves qui commencent le grec ont sans doute tous entendu parler d'un certain discours de Lysias Sur l'olivier. Et l'on ne peut s'enchanter de voir la lumière jouer, un jour de mistral, dans le feuillage d'un olivier sans être un tout petit peu grec, et sans que les Grecs d'autrefois vous fassent signe. Il en va de même pour le cyprès - qu'Homère appelle, quand il décrit la demeure de Calypso, “le cyprès odorant”. Il en va de même du laurier, consacré à Apollon. Et puis, naturellement, de la vigne. La vigne est de tous les pays méditerranéens. Mais il y a dans la Grèce d'aujourd'hui une sorte de tendresse sensuelle dans la façon d'évoquer les grappes de l'été, le σταφύλι. Mais déjà dans Homère, comment oublier la douce présence de la vigne ? elle est là chez Calypso, elle est là aussi chez le vieux Laërte, père d'Ulysse, et elle figure, avec la vendange, sur le bouclier ciselé d'Achille... Il ne s'agit pas là des grands vignobles couverts de gloire qui donnent les crus célèbres : il s'agit, comme dans beaucoup de nos régions, d'un clos, d'un jardin, d'un coteau – à la mesure de l'homme.
Faut-il continuer ? Faut-il parler des figuiers et des poiriers du vieux Laërte ? Faut-il parler des printemps grecs, si brefs et si resplendissants, quand le sol se couvre de jacinthes et de narcisses ? Sophocle en a dit la splendeur – à laquelle il faudrait joindre, aujourd'hui, l'éclat fulgurant des anémones. Mon jardin, je dois l'avouer, ne connaît en rien cet éclat. En revanche, j'y vois pousser avec allégresse de l'origan et des cyclamens qui me sont venus d'Attique... Et puis, bien vite, le printemps passe, comme chez nous ; et la chaleur est souvent rude. C'est sans doute pourquoi les textes s'attardent à des descriptions de fraîcheur, et pourquoi nous aimons tant voir Socrate s'arrêter au bord de l'Ilissos, à regarder un grand platane et à écouter les cigales – comme nous le ferions au bord de l'Arc.
Tous ces échos confirment assez la parenté objective des deux séries de paysages. Mais ils nous révèlent aussi que celle-ci n'est pas tout. La ressemblance entre eux se voit au premier coup d'œil. Mais ce qui la rend émouvante, et rend aussi ces paysages à jamais grecs, c'est que des hommes de jadis les ont célébrés en des poèmes tout simples, destinés à vivre des siècles. Oh ! ils n'ont pas insisté*. Mais il suffit de quelques vers d'Homère, d'un chœur de tragédie, d'une brève évocation lyrique, et voici ces paysages — les nôtres - chargés d'une présence et d'un relief nouveau. Plus ou moins, selon les individus, ils héritent ainsi d'une sorte de beauté intemporelle - comme si les voir était déjà retrouver une réalité antérieure. La ressemblance est dans les données de fait, mais la culture l'illumine.
Encore n'ai-je évoqué jusqu'ici que la végétation. Mais notre relief, nos collines, nos montagnes, tout cela nous prépare à la Grèce. Dès que l'on arrive en avion, on voit tourner sous soi, en tous sens, les sommets escarpés et les vallées profondes, comme en haute montagne. Et ce sont bel et bien de hautes montagnes. Mais ce sont aussi des montagnes que les auteurs grecs, depuis toujours, ont chargées de grandeur et de poésie. Combien de tragédies évoquent la montagne voisine de Thèbes, le Cithéron ! C'est là que fut abandonné Œdipe, là que se précipitent les Bacchantes. Et le “Taygète neigeux” qui domine le Péloponnèse ! Et l'Olympe, où siègent les dieux ! Tous ces auteurs, en brèves mentions, tous ces diseurs de mythes, avec leur poésie ont fait pour ces montagnes grecques ce que Cézanne a fait pour notre Sainte-Victoire. On peut aimer Sainte-Victoire sans connaître Cézanne : le connaître donne à notre joie une profondeur accrue. Au reste, même objectivement, Sainte-Victoire est peut-être plus grecque qu'une autre montagne, par la façon dont elle domine, de toute sa hauteur, un paysage si humainement civilisé. Les roches Phédriades dominent ainsi le sanctuaire de Delphes, et elles se colorent elles aussi, le soir, d'un éclat irréel et plus ou moins sacré.
Mais cette dernière mention nous invite aussitôt à prolonger cette rencontre d'ordre presque géographique par une relation plus profonde. Celle-ci concerne le rôle de la lumière et le sens du sacré.
La lumière, sur la montagne Sainte-Victoire, et sur la Provence en général, est ce qui attire, enchante, séduit. Il en est de même en Grèce. Et c'est un fait que les auteurs de la Grèce ancienne n'ont cessé de chanter la lumière, la joie de voir la lumière (c'est-à-dire de vivre), et celle de contempler l'aurore “aux doigts de rose”, ou le soleil, ou le ciel étoilé. Aucun peuple au monde n'a attaché tant de prix à la lumière. Quand je passe des heures à admirer les reflets du soleil dans la verdure, l'éclat des terres rouges ou les nuances changeantes de Sainte-Victoire, la culture grecque double ma joie.
Cette lumière, pour les anciens Grecs, était divine. On aura d'ailleurs remarqué que je ne puis citer un coin de terrain, vu par un poète grec, sans faire intervenir des dieux : pour l'olivier, pour le laurier, pour la montagne, pour la lumière, il m'a fallu nommer Athéna et Apollon, Dionysos et Zeus ; et le jardin que j'ai cité en premier lieu – celui de Calypso – est celui d'une nymphe immortelle. La beauté du monde, pour les Grecs, s'anime toujours d'une vie divine.
La beauté de notre monde moderne est moins habitée, beaucoup moins. J'aime cependant à relever – toutes proportions gardées – que les Provençaux parlent de Sainte-Victoire comme d'une personne vivante, et que, dans la gentillesse des gens, sur les marchés ruisselants de couleurs, on retrouve comme un reflet de cette hospitalité grecque, pour qui tout passant est un envoyé des dieux et peut-être – Giraudoux le rappelait dans Électre – un dieu déguisé en homme.
Certes, il y a des différences, et saisissantes. Nul ne songerait à le nier. Mais la Provence aurait, en somme, tout pour être une préparation à la Grèce. Elle invite au voyage. Et elle facilite sans doute l'initiation ineffable à ce que j'appellerai ici – l'à-propos n'est pas artificiel – la “connaissance hellénique”.
Jacqueline de ROMILLY
de Académie française
*Sur ces textes de la Grèce antique relatifs à la nature, on peul lire les deux volumes de Mme Annie BONNAFÉ, Poésie, nature et sacré, parus à Lyon en 1984 et 1987.