Traversez le mois de décembre avec les miracles des Anciens et des Modernes !
Du 1er au 24 décembre, découvrez chaque jour un extrait miraculeux d’un auteur antique ou un texte original d’un philologue moderne.
Diodore de Sicile, dans le deuxième livre de sa vaste Bibliothèque historique, rapporte le témoignage d’un commerçant grec nommé Iamboulos qui, après une longue navigation, découvre une île merveilleuse dont l’étrangeté est manifeste : l’île du Soleil.
Iamboulos était, dès l’enfance, avide de s’instruire, mais, après la mort de son père, qui était marchand, il se livra lui aussi au commerce ; et alors qu’il parcourait l’intérieur de l’Arabie pour gagner la région productrice d’aromate, il fut capturé par des brigands avec ses compagnons de voyage. Tout d’abord, avec un de ses compagnons de captivité, il fut désigné pour garder les troupeaux, mais par la suite lui et son compagnon furent les victimes de brigands éthiopiens qui les emmenèrent dans la région côtière de l’Éthiopie. Ils avaient été enlevés pour servir, en leur qualité d’étrangers, à un rite de purification du pays. Car les Éthiopiens qui habitaient à cet endroit avaient une coutume, transmise depuis des temps reculés et sanctionnée par des oracles des dieux, qui était en vigueur toutes les vingt générations ou tous les six cents ans, si l’on compte trente ans pour une génération ; le rite de purification concernait deux hommes : on avait construit pour eux un petit bateau aux dimensions adéquates, en état de résister aux tempêtes en mer et pouvant être aisément manoeuvré par deux hommes ; on mettait à son bord de quoi nourrir deux hommes pendant six mois, on embarquait les individus, puis on leur ordonnait de prendre la mer conformément à l’oracle. On prescrivait de naviguer en direction du sud ; ils arriveraient ainsi dans une île prospère et chez des gens aimables auprès desquels ils vivraient dans la félicité. On leur disait également que la nation éthiopienne, si les gens qu’elle envoyait réussissaient à gagner l’île, jouirait pendant six cents ans de la paix et d’un bonheur absolu ; mais que si jamais, terrifiés par le grand large, ils faisaient demi-tour, ils seraient considérés comme des impies ayant causé la perte de la nation entière et subiraient à ce titre les châtiments les plus sévères. Ainsi donc, les Éthiopiens, dit-on, se rassemblèrent pour une grande fête au bord de la mer ; ils accomplirent de magnifiques sacrifices puis coiffèrent d’une couronne les explorateurs et, ayant achevé le rite de purification de la nation, ils les envoyèrent au loin. Ceux-ci sillonnèrent la haute mer et affrontèrent des tempêtes pendant quatre mois avant d’atteindre l’île dont avaient parlé les présages ; elle avait une forme arrondie et son pourtour était de cinq mille stades environ.
Alors qu’ils approchaient de l’île, quelques indigènes, dit-on, vinrent à leur rencontre pour amener leur embarcation à terre ; les insulaires accoururent tous, étonnés de voir arriver les étrangers, les traitèrent avec amabilité et partagèrent avec eux les moyens de subsistance dont ils disposaient. Les habitants de l’île diffèrent beaucoup, par leurs particularités physiques et par leur mode de vie, de ceux de notre monde ; ils ont tous en effet une morphologie identique et une taille de plus de quatre coudées ; leurs os sont jusqu’à un certain point flexibles puis retrouvent leur position initiale, comme les organes fibreux. Leurs corps sont d’une extrême délicatesse, mais d’une vigueur bien supérieure à la nôtre ; car lorsqu’ils tiennent quelque chose dans la main, personne ne peut arracher l’objet serré entre leurs doigts. Ils n’ont de poils absolument à aucun endroit du corps, si l’on excepte les cheveux, les sourcils et les cils, ainsi que la barbe : les autres parties du corps sont si lisses que pas même le moindre duvet n’y apparaît. Ils sont aussi d’une beauté remarquable, et de plus une harmonie se dégage des lignes de leur corps. Ils ont les orifices auditifs beaucoup plus larges que les nôtres, et une excroissance ressemblant à une épiglotte s’y rattache. Ils ont aussi à la langue quelque chose de spécial, qui est en partie naturel et congénital, en partie provoqué et artificiel, c’està- dire qu’ils ont la langue fendue sur une certaine longueur et qu’ils en rajoutent en coupant les parties les plus profondes, de sorte qu’elle est scindée en deux jusqu’à la base. Aussi sont-ils d’une extrême souplesse de voix, imitant non seulement tout langage humain articulé, mais encore le gazouillis des différents oiseaux, et, en général, ils reproduisent toute qualité spécifique d’un son ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’ils réussissent parfaitement à causer avec deux personnes de rencontre à la fois, donnant des réponses tout en alimentant bien la conversation compte tenu de pareilles circonstances ; car avec un segment de la langue ils discutent avec une personne, et avec l’autre, parallèlement, ils discutent avec la deuxième. Le climat chez eux est assez tempéré, puisqu’ils habitent probablement à la hauteur de l’équateur sans souffrir d’excès de chaleur ou de froid. Et ils ont des fruits mûrs tout au long de l’année ; comme dit le poète,
Sans répit mûrissent la poire après la poire, la pomme après la pomme,
Et puis le raisin après le raisin, la figue après la figue.
Chez eux, le jour a constamment une durée égale à celle de la nuit, et à midi aucun objet ne jette une ombre parce que le soleil est au zénith.
Les gens vivent répartis en familles et en groupes, dont chacun rassemble quatre cents membres au plus ; ils passent leur vie dans les prés, le pays ayant largement de quoi les nourrir ; en effet, grâce à la qualité du sol de l’île et à la nature tempérée du climat, des denrées viennent d’elles-mêmes en quantité plus que suffisante. Ainsi pousse chez eux en abondance un roseau qui produit à foison un fruit comparable aux graines de vesce blanches. Ils recueillent ce dernier, puis le laissent macérer dans de l’eau chaude jusqu’à ce qu’il ait la grosseur d’un oeuf de pigeon : ensuite, ils le concassent et le malaxent avec un habile tour de main, et confectionnent des pains qu’après cuisson ils mangent, et dont la saveur est remarquablement douce. Il y a aussi des sources en abondance, les unes d’eaux chaudes, parfaites pour s’y baigner et dissiper les fatigues, les autres d’eaux froides, à la douceur remarquable et aux propriétés favorables à la santé. Chez eux existe aussi un souci de s’instruire dans tous les domaines, mais particulièrement dans celui de l’astrologie ; ils utilisent d’ailleurs des lettres : si l’on considère leur valeur phonétique, elles sont au nombre de vingt-huit mais, si l’on considère leur graphie, il y en a sept dont chacune subit quatre modifications. Ils écrivent en alignant les signes non pas selon une disposition horizontale, comme nous, mais de haut en bas, selon un tracé vertical. Les gens ont une longévité hors du commun, étant donné que, dit-on, ils vivent jusqu’à cent cinquante ans et qu’ils ne tombent généralement jamais malades. Toutefois, celui qui a subi une mutilation ou qui a une quelconque infirmité physique est contraint, en vertu d’une loi implacable, de mettre fin à ses jours. Ils ont comme coutume de vivre jusqu’à un âge fixé à l’avance et, quand ce laps de temps est écoulé, de trépasser en se suicidant d’une étrange manière ; chez eux pousse en effet une herbe hybride et, chaque fois que quelqu’un se couche sur elle, il sombre imperceptiblement dans un doux sommeil, puis meurt.
Le mariage n’existe pas, les femmes sont communes entre eux, et les enfants qui naissent sont élevés en commun avec une égale affection ; dans la période de la tendre enfance, souvent les nourrices s’échangent les nouveau-nés, afin que pas même les mères ne reconnaissent leurs propres enfants. C’est pourquoi ces gens, comme ils ne manifestent aucune forme de rivalité, sont à l’abri d’une guerre civile et attachent une très grande importance à la concorde, et cela constamment. Il y a aussi chez eux des animaux qui ont une petite taille, mais qui sont extraordinaires si l’on considère leurs caractères physiques et la propriété de leur sang ; en effet, ils ont une forme arrondie et sont tout à fait comparables aux tortues, avec toutefois sur la face externe deux rayures jaunes comme les coings et disposées en croix, qui se terminent chacune par un oeil et par une bouche ; aussi voient-ils avec quatre yeux et disposent-ils d’autant de bouches, cependant qu’ils introduisent les aliments dans un gosier unique, par où la nourriture est avalée, et que tout se déverse dans un estomac unique ; de même, les entrailles et tous les autres organes, internes sont simples. En bas, ils ont des pieds disposés circulairement, en grand nombre, qui leur permettent de marcher dans la direction de leur choix. Quant au sang de cet animal, il possède une étonnante propriété : si une partie d’un corps en vie, quelle qu’elle soit, a été sectionnée, il la recolle immédiatement ; même dans le cas d’une main coupée ou dans un cas analogue, il permet le recollement pourvu que le sectionnement soit récent, et ainsi pour les autres parties du corps, dans la mesure où elles ne se confondent pas avec les centres vitaux essentiels. Chaque groupe de gens se charge de nourrir un oiseau de belle taille, d’une espèce originale, qui sert à éprouver les tout petits enfants pour voir quelles peuvent bien être leurs prédispositions ; on les installe en effet sur les animaux, qui se mettent à voler, et les enfants qui supportent la promenade dans les airs, on les élève, tandis que ceux qui sont pris de nausée et complètement terrorisés, on les abandonne, sous prétexte qu’ils ne sont promis ni à une longue vie, ni non plus, compte tenu de leur force morale, à quelque renom. Dans chaque groupe, le plus âgé détient toujours l’autorité, à la façon d’un roi, et tous lui obéissent ; quand, à l’âge de cent cinquante ans révolus et en vertu de la loi, le chef renonce de lui-même à la vie, le plus âgé après lui hérite de la souveraineté. La mer qui entoure l’île a des courants forts et connaît de fortes amplitudes de flux et de reflux, et son eau est douce au palais. Quant à certains astres que l’on voit chez nous, les constellations de l’Ourse et bien d’autres que nous connaissons, ils ne sont absolument pas visibles. Il y avait sept îles de ce genre, aux dimensions à peu près identiques et séparées l’une de l’autre par une distance moyenne, avec partout les mêmes moeurs et les mêmes lois en usage.
Bien que tous ceux qui habitent ces îles aient profusion de vivres, dans tous les domaines, ce que fournit le sol de lui-même, ils n’en font pas toutefois une consommation abusive, mais tiennent à rester simples et prennent pour se nourrir le strict nécessaire ; la viande et tous les autres aliments sont servis rôtis ou cuits dans l’eau, mais pour ce qui est, entre autres mets, des sauces mitonnées par les cuisiniers et de la variété des assaisonnements, ils n’en ont pas la moindre notion. Ils adorent comme dieux l’atmosphère qui enveloppe tout, le soleil et, en général, tous les corps célestes. Ils pêchent, de différentes façons, des quantités de poissons de toutes sortes et capturent à la chasse bon nombre d’oiseaux. Il existe chez eux quantité d’arbres fruitiers croissant d’euxmêmes, il y pousse des oliviers et des vignes, d’où ils tirent de l’huile et du vin en abondance. Des serpents également, dit-on, qui ont une taille exceptionnelle, mais qui ne font aucun mal aux gens, ont une chair comestible dont la saveur est remarquablement douce. Quant à leurs vêtements, ils les confectionnent à partir d’une espèce de roseau renfermant au milieu un duvet brillant et moelleux, qu’ils recueillent et qu’ils mélangent avec des coquillages pilés, et de là ils confectionnent d’admirables habits de couleur pourpre. Il y a également des animaux dont l’étrange nature est si peu commune qu’elle laisse incrédule. Toutes les habitudes alimentaires de ces gens obéissent à des règles bien déterminées puisqu’ils ne prennent pas tous leurs repas au même moment et que ceux-ci varient ; une réglementation impose de manger, à certains jours bien déterminés, tantôt du poisson, tantôt de la volaille, quelquefois de la viande, parfois des olives et l’accompagnement le plus simple. Selon un système de roulement, les uns se rendent mutuellement service, d’autres pêchent, d’autres exercent un savoir-faire particulier, certains sont occupés à d’autres tâches utiles et d’autres remplissent les charges publiques en fonction d’un retour cyclique, exception faite des vieillards. Au cours des fêtes et des prières, on scande et on chante chez eux en l’honneur des dieux des hymnes et des louanges, mais particulièrement en l’honneur du soleil, d’où est tiré le nom qu’ils donnent aux îles et à eux-mêmes. Ils ensevelissent leurs morts au moment de la marée basse, sous un amas de sable, de sorte qu’à marée haute l’endroit se recouvre encore plus de sable. Les roseaux, qui produisent le fruit à la base de leur nourriture, ont, dit-on, l’épaisseur d’une couronne ; pendant la pleine lune, ils atteignent leur plein épanouissement, et pendant son déclin, ils décroissent à nouveau dans les mêmes proportions. L’eau des sources chaudes est douce et saine ; elle conserve son degré de chaleur sans jamais refroidir, à moins qu’on n’y mélange de l’eau froide ou du vin.
Après un séjour de sept ans chez ces gens, Iamboulos et son compagnon, dit-on, furent chassés malgré eux, comme étant des malfaiteurs élevés dans le vice.
DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, II, 55-60
C.U.F., Les Belles Lettres,
ed. et trad. Bernard Eck