Dans la continuité de l’entretien divin que Romain Brethes nous a accordé autour de son dernier ouvrage, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un extrait du chapitre 2 de La Vraie vie des dieux grecs (ed. du Cerf, 2024) consacré à la reine des dieux : « Héra. Desperate housewife, vraiment ? ».
Qui donc envoie, en vain, deux énormes serpents pour étouffer le petit Héraclès dans son berceau ? Héra ! Qui encourage perfidement la mortelle Sémélé à demander à son amant Zeus de lui apparaître dans toute sa splendeur – ce qui lui coûtera la vie ? Encore Héra ! Qui interdit à tous les lieux de la terre d’accueillir Léto, grosse des œuvres de Zeus et mère des jumeaux Artémis et Apollon, pour qu’elle ne puisse y accoucher ? Toujours Héra ! Désespérante Héra, alors ? « Passionnante Héra ! » plutôt, s’exclame Nicole Loraux (1991), en se penchant sur le cas de l’épouse de Zeus. Et pourtant, c’est peu de dire que la déesse n’a pas vraiment le beau rôle dans la grande famille olympienne, elle qui est volontiers réduite, aujourd’hui encore, à la ménagère au foyer, marâtre endurant les tromperies incessantes d’un époux volage, d’autant plus infidèle qu’il s’avère le plus puissant de tous les dieux. Ce portrait, qui ne rend guère justice à son véritable statut, n’est pourtant pas le privilège d’une (très drôle) série animée comme 50 Nuances de Grecs, où la malheureuse est raillée comme « la déesse la plus cocufiée de toute la mythologie gréco‐latine ».
Au IIe siècle de notre ère, Lucien offre ainsi, dans son Dialogue des dieux, une confrontation digne de Feydeau ou de Labiche entre Héra et Zeus. Alors qu’elle reproche à son époux d’être tombé amoureux du jeune berger Ganymède, de l’avoir enlevé, et donc de « moins faire attention à [elle] », son mari fait l’innocent : « Serais‐tu jalouse de lui aussi, Héra, d’un enfant si simple et si inoffensif ? Je croyais que tu n’en voulais qu’aux femmes qui ont eu commerce avec moi. » La liste des conquêtes de Zeus étant digne d’un monarque d’Ancien Régime, faut‐il pour autant voir en Héra une Marie‐Thérèse d’Autriche, guettant les infidélités de son royal époux avec l’appui d’une armada d’espions et de dames de compagnie ? Les épisodes où la déesse place des gardiens pour surveiller, qui les amoureuses pérégrinations de son époux, qui les conquêtes de ce dernier, ne manquent pas dans les traditions narratives grecques et latines.
Certes, elles portent parfois la marque d’une comédie galante, mais reflètent surtout des conflits où sont en jeu la souveraineté et les attributions d’Héra. Car Héra est tout autant déesse, sinon davantage, que femme. Le sexe des dieux est une question qui agitait déjà les Anciens. Pour les philosophes stoïciens par exemple, ce qui était en jeu était la puissance divine. L’attribution d’un sexe dépendait ensuite des fonctions qu’on attribuait à ladite puissance. Le genre a indubitablement son importance dans les relations que les traditions narratives façonnent et articulent entre les divinités. Mais réduire Héra à un type – une desperate housewife honteusement bafouée par son dieu de mari – ne répond qu’imparfaitement à la réalité de ses fonctions, qui sont aussi bien visibles dans les récits qui la mettent en scène que dans les cultes qui l’honoraient dans une cité aussi prestigieuse qu’Argos, par exemple. Héra n’est pas n’importe qui. La plus grande de toutes les déesses olympiennes, elle est fille de Cronos et Rhéa. Elle est donc la sœur de Poséidon, Déméter ou Hadès, et bien sûr de Zeus.
Romain Brethes, La Vraie vie des dieux grecs, ch. 2,
ed. du Cerf, 2024, p. 57-58.