Dans la continuité de l'entretien qu'ils nous ont accordé, Pascal Charvet, Annie Collognat et Stéphane Gompertz vous proposent de découvrir quelques belles pages de leur ouvrage magistral paru aux éditions Bouquins : Pompéi.
Dans la nécropole située à la porte de Nocera, un tombeau attire particulièrement l’attention. Son propriétaire, Publius Vesonius Phileros, était un affranchi qui fit partie du collège des seviri Augustales (six affranchis désignés chaque année pour célébrer le culte impérial) : il appartenait au groupe le plus riche et le plus en vue parmi les affranchis de Pompéi. Il fit construire le monument de son vivant, dans les années 50‑60 après Jésus-Christ, à l’intérieur d’un enclos déjà aménagé. Selon les codes architecturaux largement répandus à Pompéi et dans le monde romain, l’édifice comporte la tombe du titulaire proprement dite avec un podium sur lequel se dresse un édicule contenant les statues funéraires.
Tout commence donc par une belle histoire d’amitié : Publius Vesonius Phileros avait prévu dans son tombeau deux places supplémentaires, l’une pour sa patronne Vesonia et l’autre pour un ami, lui aussi affranchi, du nom de Marcus Orfellius Faustus. Les trois personnages sont présents dans l’édicule sous la forme de trois statues en pied dont les têtes ont disparu : Vesonia, drapée dans un manteau qui laisse voir la longue robe des matrones, est encadrée par les deux affranchis qui portent la toge, le vêtement de prestige du citoyen romain. Ce sont les résidents officiels du tombeau nouvellement construit. Sur la façade du monument, au-dessous des trois statues, la dédicace est inscrite en trois colonnes sur une grande plaque en marbre blanc : elle indique que Publius Vesonius Phileros a fait bâtir le monument pour lui et pour sa famille (suis, « les siens »), selon la formule traditionnelle ; mais on lit qu’il y a reçu également des hôtes bien particuliers : sa « patronne » (patronae) Vesonia, dont il a été l’esclave, et son ami (amico) Marcus Orfellius Faustus.
P(ublius) Vesonius, G(aiae) l(ibertus), / Phileros, Augustalis / vivos monument(um) / fecit sibi et suis ; / Vesoniæ, P(ublii) f(iliæ), / patronæ et / M(arco) Orfellio, M(arci) l(iberto), / Fausto, amico.
« Publius Vesonius Phileros, affranchi de sa matrone, augustal, a fait bâtir ce monument de son vivant pour lui et pour les siens, pour Vesonia, fille de Publius, sa patronne, et pour Marcus Orfellius Faustus, affranchi de Marcus, son ami. »
Le terme Augustalis visiblement ajouté sur l’inscription après le nom de Phileros rappelle que le titulaire de l’ensemble funéraire a été nommé dans l’ordre des Augustaux après la construction de son tombeau. Accueillir dans sa tombe son ancienne patronne, qui l’a affranchi et dont il porte le nom de famille, est pour Vesonius une marque de pietas – cette « piété » familiale et religieuse qui est une valeur cardinale de la société romaine ; y recevoir également l’un de ses amis est un signe de générosité quelque peu ostentatoire. De fait, selon le droit sépulcral romain, le propriétaire du tombeau pouvait associer des tiers (amis, clients ou patrons) à sa concession, moyennant un acte de vente et de donation. Cependant, une seconde inscription fixée sur le monument, juste au-dessous de la dédicace, attire l’attention et révèle une histoire particulièrement étonnante.
Hospes paullisper morare / si non est molestum et quid evites / cognosce amicum hunc quem / speraveram mi esse ab eo mihi accusato/ res subiecti et iudicia instaurata ; deis / gratias ago et meæ innocentiæ omni / molestia liberatus sum ; qui nostrum mentitur / eum nec di Penates nec Inferi recipiant.
« Passant, arrête-toi un instant si cela ne te dérange pas et apprends ce dont tu dois te protéger. Celui dont j’avais espéré qu’il serait un ami m’a intenté un procès, déposant de fausses accusations. Grâce aux dieux et à mon innocence, j’ai été libéré de toute charge. Que celui de nous deux qui a menti ne soit reçu ni par les Pénates, ni par les dieux infernaux. »
Après la traditionnelle apostrophe au passant, une mise en garde contre les « faux » amis se poursuit donc par une confidence autobiographique et une véritable exécration qui voue l’ami perfide à errer indéfiniment dans sa vie comme après sa mort. Redoublant la malédiction, de gros clous ont été plantés dans l’inscription pour matérialiser la punition du traître : il en reste la trace dans le marbre. On reconnaît bien là, en effet, une pratique de defixio (du verbe latin defigere, « clouer », « percer »), analogue à celle des nombreuses tablettes en plomb trouvées dans tout l’Empire romain : il s’agit de « clouer » littéralement le sort de celui qui fait l’objet même de la formule d’exécration. Quant au rite d’« enclouage » proprement dit, il est attesté dans d’autres sépultures romaines, où ont été retrouvés un grand nombre de « clous magiques ». Reste à savoir qui est l’ami visé par cette seconde inscription. Il ne fait guère de doute qu’il s’agit de celui-là même que Vesonius avait prévu d’accueillir dans son tombeau et qui a trahi sa confiance : Marcus Orfellius Faustus, « l’ami » qui lui a intenté un procès en produisant de fausses accusations. Ce qui explique pourquoi la formule finale de la plaque, sous la forme d’une malédiction destinée au « menteur », lui interdit d’être reçu aussi bien de son vivant par les Pénates – les dieux du foyer – que, après sa mort, par les « dieux infernaux ».
Les archéologues qui ont étudié l’enclos funéraire de Vesonius ont relevé d’autres indices qui confirment son histoire, aussi captivante qu’une enquête policière :
« Dans la niche bâtie au dos du mausolée se trouvaient à l’origine deux stèles jumelles avec, à l’avant de chacune d’elles, l’ouverture d’un conduit à libations et une urne avec son couvercle, tous ces éléments étant pris dans la maçonnerie. La tombe de Vesonia se trouve à proximité mais en dehors de la niche funéraire et légèrement décalée vers la gauche par rapport à elle. […] Si Phileros n’avait pas la possibilité de détruire la statue de Marcus Orfellius Faustus ni d’effacer son nom de la dédicace initiale qui constituait un véritable document juridique, il s’acharna à occulter sa mémoire à l’intérieur de l’espace privé de l’enclos : la stèle de Faustus fut décapitée, puis l’ouverture du tube à libations et l’embouchure de l’urne furent condamnées par une couche de mortier sur laquelle Phileros fit inscrire son propre nom. À la fouille, l’urne initialement prévue pour recevoir les cendres de Faustus s’est révélée totalement vide
(Henri Duday et William Van Andringa, « Des formes et du temps de la mémoire dans une nécropole de Pompéi », Les Nouvelles de l’archéologie, 132, 2013).
La conjonction de la première et de la seconde inscription rend tangibles des fragments de vies et révèle des mondes complexes avec leur poids de réalité : le sceau de l’amitié d’abord, puis le trajet concret d’un affranchi, les vicissitudes de sa vie, la trahison dont il dit avoir été victime, enfin le recours aux pratiques magiques afin d’effacer de la mémoire des hommes – et même des morts – le souvenir de celui qui a trahi sa confiance. Même si la malédiction reste ici mesurée – elle n’était pas enfouie mais destinée à être lue par tous – en comparaison d’autres plus agressives retrouvées en Campanie, l’acharnement à « damner la mémoire » (damnatio memoriae) de celui qui d’ami était devenu ennemi se traduit par une formule forte :
« Que l’âme du défunt Faustus ne puisse jamais reposer en paix, mais qu’elle erre perpétuellement car les dieux infernaux sont invités à ne pas l’accueillir ! »