Guillaume Budé est le parangon des humanistes français, et son patronage est revendiqué par la collection bilingue des « Universités de France ». Maître des requêtes de François Ier et courtisan fort occupé, il ne brille pas par lʼélégance de son style — fort touffu et allusif. En revanche, il impressionne durablement ses contemporains en publiant en 1515 à Paris un ouvrage qui deviendra le modèle de la critique historique, le De Asse (L’As) consacré à lʼétude des monnaies antiques. Cet ouvrage joue pour les sciences historiques un rôle assez semblable à celui de la Prétendue Donation de Constantin de Lorenzo Valla pour la philologie, car il se fonde sur la comparaison systématique des sources pour établir la signification des termes employés, donc des choses nommées — méthode hors de laquelle une œuvre historique est condamnée à rester enfermée dans lʼapologétique ou lʼanecdotique.
Par ailleurs, Budé milita activement auprès de son royal patron pour la création dʼun enseignement officiel du grec et de lʼhébreu, indépendant des contraintes et des censures de lʼuniversité de Paris. Il finit par obtenir gain de cause avec la fondation du prestigieux Collège des lecteurs royaux en 1530, qui allait par la suite devenir le Collège de France.
Les pages qui suivent sont les premières du Summaire et epitome du livre De Asse, quʼil publia en français en 1522, alors que le De asse avait été rédigé en latin. Lʼintention de vulgarisation grâce au changement de langue est évidente. Cela signifie aussi que le public « cultivé » sʼintéressait à la question.
Pour avoir une connaissance entière ou suffisante des poids, nombres et mesures du temps passé, selon la langue latine et romaine ancienne, et pareillement selon la grecque, il faut comprendre le fondement de la matière, qui est tel quʼil sʼensuit.
As
Lʼas était une monnaie dʼairain ou de cuivre, comme lʼon dit maintenant billon ou menu change, et valait un peu plus de quatre deniers tournois.
La sixième partie dʼun as se nommait sextans et valait deux onces, car les douze onces faisaient un as, et cʼétait de la menue monnaie. Nous lisons dans Pline, au trente-troisième livre de lʼHistoire naturelle, que le peuple de Rome fit une cueillette sur soi, et donna chacun un sextans, pour faire les obsèques de Ménénius Agrippa, un sénateur romain qui pour sa grande intégrité et prudhomie mourut pauvre, ainsi que le dit Valère.
Quadrant
Le quart s’appellait quadrans, quʼon appelle encore aujourdʼhui un « quadrin » à Rome, retenant le nom ancien, et les quatre valaient un as.
Et il s’appelait autrement teruncius, parce qu’il valait trois onces de douze, qui font la livre romaine ancienne.
Tel était le quadrant dont il est fait mention au cinquième chapitre de saint Matthieu, où le texte dit : « Tu nʼen sortiras jamais jusquʼà ce que tu aies payé le dernier quadrant », ou quadrin. Et, au douzième de saint Marc, de la bonne femme qui mit dans le tronc un quadrant en deux petites pièces, qui pouvaient être comme une maille de France. Et par cela on peut estimer combien valaient cent quadrins, qui sont vingt- cinq as, qui valaient deux drachmes d’argent et demi, et la drachme vaut trois sols et six, ainsi que je montrerai.
Quadrins
Cent quadrins autrement sʼappelaient sportule à Rome, et cʼétait une somme de deniers que les gros et riches personnages donnaient par jour à ceux qui les accompagnaient par honneur, et au matin se trouvaient à leur lever pour leur dire le bonjour, selon la coutume qui du tout nʼest pas abolie aujourdʼhui en France, et principalement à la cour. Et fut cette façon inventée, au lieu de donner la repue par ceux à qui il grevait de tenir maison ouverte, car les sportules étaient de moindre coût. À cette cause Auguste, qui mit bonnes ordonnances en toutes parties de la chose publique et du gouvernement des Romains, ordonna que, au lieu des sportules, cʼest-à-dire des livrées, on donnerait le souper entier et droit, comme étant plus honorable et de plus grande libéralité, au contraire.
Néron, au commencement de son empire, quʼil se gouverna bien, entre autres choses fit ordonnances pour restreindre les dépenses superflues, et au lieu de la cœne droite (car ainsi se nommait la table que tenaient les gros sénateurs et officiers) ordonna quʼon donnerait les sportules, qui étaient comme les livrées ainsi quʼil est dit. Cette somme valait dix petits sesterces, qui sont dix carolus et demi. Et pour cette cause, Martial, se moquant de cette coutume, et taxant ceux qui étaient si misérables que se donner tant de vexation dʼaller dès le grand matin courir la ville de Rome qui était si grande, et attendre à la porte longuement en hiver et en tout temps pour si peu de chose quʼétaient ces quadrins, appelle souvent cette somme « les cent miserables quadrins ».
Libella
Depuis fut faite une petite monnaie d’argent qui s’appellait libella qui ne valait que un as. Et ce terme signifie « petite livre ».
Denier
Après fut forgée une autre pièce qui sʼappela sestercius, et qui valait deux as et demi ; par quoi les quatre sesterces valaient dix as qui sont dix livres dʼairain.
Pour lesquelles dix livres fut depuis forgé le denier romain, qui à cette cause fut ainsi nommé parce que deni signifie dix.
Nummus. Sestertius
Or la façon de nombrer était telle que lʼon nombrait com- munément par as et sesterces.
Et pour cela, bien que numus en latin soit proprement ce que les Grecs appellent nomisma, cʼest-à-dire monnaie (qui peut et doit se traduire par « loi »), toutesfois numus et sestercius se prenaient vulgairement pour une même chose, à savoir pour cette pièce valant deux as et demi.
Et il est à noter que, du temps que les Romains étaient encore pauvres, on nombrait pour le plus, et on faisait les comptes par monnaie dʼairain, en disant « mille dʼairain, ou dix mille, ou cent mille », ainsi que fait Tite Live au dernier livre de la Seconde guerre punique où il dit que Scipion porta au trésor public, du pillage quʼil avait fait, cent mille livres dʼargent, et donna à chaque homme de pied quarante dʼairain, quʼil appelle quadraginta aeris. Et au second de la Guerre macédonique il dit : « à chaque piéton fut donné cent cinquante dʼairain ». Dans un autre passage, il dit quʼil fut donné aux ambassadeurs cinq mille par homme, et à leurs suivants chacun mille dʼairain, en voulant par lui signifier lʼespèce de la monnaie qui était donnée, car mille dʼairain ne valent que cent deniers, ou quatre cents sesterces.
Denier
Il est écrit au 10e chapitre de saint Matthieu que deux passes, cʼest-à-dire deux moineaux, se vendaient un as, lequel jʼestime quatre tournois, et au douzième de saint Luc que pour deux as lʼon avait cinq passes. Et, au vingtième de saint Matthieu, que la journée dʼun vigneron était un denier, qui sont quatre sesterces, cʼest-à-dire trois sols et six, qui est encore aujourdʼhui la journée dʼun vigneron alentour de Paris.
Valère, au quatrième livre, en parlant de lʼancienne pauvreté des Romains, dit que Gnæus Scipion, étant empereur [imperator = général en chef] pour les Romains en Espagne, écrivit au Sénat pour avoir congé de retourner à Rome pour marier sa fille. Au moyen de quoi, afin quʼil ne bougeât, il fut avisé par les sénateurs que sa fille serait mariée aux dépens de la chose publique ; ce qui fut fait, et il lui fut donné en mariage quarante mille dʼairain qui valent quatre cents écus couronne, cʼest-à-dire sept cents livres tournois.
Centum sestertii. Centum sestertia
Depuis que les Romains furent plus riches, on commença à compter par sesterces.
Mais la difficulté est parce quʼon trouve chez les auteurs anciens trois manières de parler de sesterces. Car certaines fois on trouve écrit centum sestertii, d’autres fois centum sestertia, et d’autres fois centies sestertium. Centum sestertii, qui sont cent petits sesterces, valent vingt-cinq deniers qui sont deux cent cinquante as.
Cent grands sesterces valent cent mille petits sesterces, cʼest-à-dire en latin centum sestertia, comme centum milia sestertiorum, cʼest-à-dire cent mille sesterces monnaies, que jʼappelle « petits sesterces » pour faire la différence entre les sesterces qui signifient une somme et nombre de monnaie, bien que les Anciens nʼen fassent point. Et cette manière de parler, « cent mille sesterces » et « cent mille nummes » et « cent sesterces » signifie tout un, et lʼon trouve lʼun puis lʼautre dans livres anciens.
Centies sestertium
Mais la troisième manière de parler est où gît la grande difficulté, cʼest-à-dire où a été lʼerreur générale et perpétuelle par ci-devant : car entre centies sestertium et centum sestertia, il y a tant de tare que lʼun signifie cent mille fois plus que lʼautre. Et cent fois sesterces signifie cent fois cent mille petits sesterces, ou cent fois cent grands. Laquelle manière de parler a mis les expositeurs et traducteurs de livres depuis mille ans en grande hésitation et erreur, car certains pensaient que ce fût identique, et ils ont parlé indifféremment ; les autres ne pouvaient pas comprendre la différence, bien quʼils se doutassent que ce ne fût pas identique. Mais la vérité est que cette manière de parler est venue en usage par abréviation de langage. Car, quant ils voulaient signifier une grande somme, pour raccourcir leur parole, ils disaient « cent fois sesterces », au lieu de dire « cent fois cent mille sesterces », ou « quatre cents fois sesterces » au lieu de dire « quatre cents fois cent mille », ainsi que nous disons aujourdʼhui « cent dix livres douze sols et six », sans ajouter « deniers ». Mais la manière de le dire en latin est plus naïve et avenante, en disant centies sestertium, quʼelle nʼest en français en disant « cent fois sesterces », ainsi quʼil y a dans chaque langue certaine propriété qui ne peut si bien se trouver en une autre. De plus, il y a que les poètes disent seulement « cent fois », cʼest-à-dire centies, ou « mille fois » ou autre somme, sans dire « sesterces ». Et néanmoins ils voulaient dire « tant de fois cent mille sesterces », tout comme ils disaient mille dʼairain, ils voulaient dire mille as forgés dʼairain, ou mille pièces de monnaie dʼairain.
De plus, il y a que la nécessité les faisait ainsi parler. Car le plus grand nombre qui soit en la langue latine était cent mille, ainsi que dit Pline. Pour cette raison, quant ils veulent signifier un million, ils disent « dix fois cent mille », et dix millions « cent fois cent mille » : cʼest-à-dire decies centena millia, et centies centena milia sestertium, et pour abréger ils laissaient les deux mots du milieu en disant centies sestertium, comme si on voulait dire en français « cent fois dʼécus », au lieu de dire « cent fois cent milliers dʼécus », qui sont dix millions. Mais ils comprennent facilement en latin ce qui ne se fait en français pour la raison que jʼai dite, car les Romains et Latins comptaient leurs plus grandes sommes par multiplication de cent mille, alors que nous comptons par multiplication de millions. Comme si nous disions « le revenu du Royaume peut valoir ou monter quatre fois de francs », au lieu de dire « quatre fois dix cent mille francs » ; et pareillement, si nous disions « quatre fois deux cent cinquante mille de francs », au lieu de dire « quatre fois dix cent mille et deux cent cinquante mille », car cette manière de parler est fréquente dans les livres anciens.
Comme Cicéron dans les Verrines, en récitant le texte dʼun compte rendu : « Jʼai reçu (dit-il) vingt fois deux cent trente-cinq mille, quatre cent seize sesterces » ; auquel lieu il entend « vingt et deux cent mille », que nous disons deux millions deux cent trente-cinq mille et tant de sesterces. Ou, en suivant la propriété de notre langue, si nous disions « quatre de francs », au lieu de dire quatre millions de francs. Mais nous nʼavons point de nécessité de faire cela. Car ce mot « million » est bientôt dit au lieu de « dix cent mille ».
Or, bien quʼau livre que jʼai intitulé De Asse, cette matière soit plus amplement déduite, et quʼun grand nombre dʼexemples y soient accumulés pour montrer ce que je maintiens, et aussi lʼutilité qui est à comprendre cette différence, car sans cela lʼhistoire latine ne se peut bien entièrement comprendre, et on ne peut avoir connaissance de lʼétat de lʼempire de Rome, ni pareillement de lʼétat des royaumes, seigneuries et empires qui ont été en Grèce et en Asie, sans comprendre les monnaies et manières de parler des Grecs, toutefois, pour éviter la prolixité de tant dʼexemples quʼil y a, je nʼen prendrai que trois ou quatre ou un peu plus, qui serviront dʼéchantillons pour faire conjecture du reste.
Le cens des sénateurs
Le premier sera de Suétone en la Vie dʼAuguste César, où il dit que Auguste « augmenta le cens des sénateurs, et le fit monter de huit cent mille à douze fois sesterce », ou sesterces ; auquel lieu tous les commentateurs et expositeurs du livre ont dit par ci-devant quʼil fallait corriger ce passage, et que autrement il ne se pouvait comprendre ; et quʼil fallait remettre ce mot « cent », que les écrivains avaient omis en disant « douze cents fois sesterce » ou « douze fois cent ». Et il est tout prouvé au livre De Asse quʼil nʼy faut rien ajouter, et que « douze fois » est assez, mais quʼil faut comprendre « sesterces » en plusieurs nombres et non pas « sesterce » au singulier, bien que plusieurs aient cru quʼils parlassent au singulier. Cʼest-à-dire douze fois sesterces, douze fois cent mille sesterces, qui valent trente mille écus couronne de France.
Et il fallait quʼun homme eût une telle estimation de ses biens avant quʼil pût être sénateur à Rome. Pour cette raison, les bons princes, quand ils voyaient des gens de bien et de savoir, dignes dʼêtre mis au nombre des sénateurs, sʼils nʼavaient de richesses valant jusquʼà cette somme, ils leur donnaient des biens jusquʼà ce quʼils possèdent cette somme. Et ainsi le faisaient Auguste et Vespasien, et ils donnaient de grosses pensions à ceux qui ne pouvaient entretenir lʼétat quʼil leur appartenait de mainte- nir : comme à ceux qui avaient été aux grandes fonctions, et ne sʼétaient point enrichis, ainsi que Suétone témoigne.
Guillaume Budé, Epitome du De Asse,
édition critique de Marie-Madeleine de la Garanderie
et Luigi-Alberto Sanchi.
in Jean-Christophe Saladin, Bibliothèque humaniste idéale,
Ed. Les Belles Lettres, 2008, p. 178-185