Anthologie – Question de méthode (Pline le Jeune)

6 septembre 2022
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Image : Couverture de Pline le Jeune, Lettres, Tome III : Livres VII-IX
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Quiconque a étudié le latin et/ou le grec garde souvent le souvenir d'un passage de César ou de Xénophon travaillé en cours, Gaffiot ou Bailly en main, au cœur d'un exercice de version qui consistait à rendre dans la langue de Molière des passages de ces merveilleuses œuvres latines et grecques. Et si les Anciens pratiquaient eux aussi la traduction dans leur formation littéraire, ils étaient loin de s'arrêter là ! C'est ainsi que dans une lettre adressée à son ami Fuscus, que La Vie des Classiques vous propose aujourd’hui de lire, Pline le Jeune divulgue quelques conseils de méthode…

C. PLINIVS FVSCO SVO S.

 

Quaeris quemadmodum in secessu, quo iam diu frueris, putem te studere oportere. 2 Utile in primis, et multi praecipiunt, uel ex Graeco in Latinum uel ex Latino uertere in Graecum. Quo genere exercitationis proprietas splendorque uerborum, copia figurarum, uis explicandi, praeterea imitatione optimorum similia inueniendi facultas paratur; simul quae legentem fefellissent, transferentem fugere non possunt. 3 Intellegentia ex hoc et iudicium acquiritur. Nihil offuerit quae legeris hactenus, ut rem argumentumque teneas, quasi aemulum scribere lectisque conferre, ac sedulo pensitare, quid tu quid ille commodius. Magna gratulatio si non nulla tu, magnus pudor si cuncta ille melius. Licebit interdum et notissima eligere et certare cum electis. 4 Audax haec, non tamen improba, quia secreta contentio: quamquam multos uidemus eius modi certamina sibi cum multa laude sumpsisse, quosque subsequi satis habebant, dum non desperant, antecessisse. 5 Poteris et quae dixeris post obliuionem retractare, multa retinere plura transire, alia interscribere alia rescribere. 6 Laboriosum istud et taedio plenum, sed difficultate ipsa fructuosum, recalescere ex integro et resumere impetum fractum omissumque, postremo noua uelut membra peracto corpori intexere nec tamen priora turbare.

7 Scio nunc tibi esse praecipuum studium orandi; sed non ideo semper pugnacem hunc et quasi bellatorium stilum suaserim. Ut enim terrae uariis mutatisque seminibus, ita ingenia nostra nunc hac nunc illa meditatione recoluntur. 8 Volo interdum aliquem ex historia locum apprendas, uolo epistulam diligentius scribas. Nam saepe in oratione quoque non historica modo sed prope poetica descriptionum necessitas incidit, et pressus sermo purusque ex epistulis petitur. 9 Fas est et carmine remitti, non dico continuo et longo - id enim perfici nisi in otio non potest -, sed hoc arguto et breui, quod apte quantas libet occupationes curasque distinguit. 10 Lusus uocantur ; sed hi lusus non minorem interdum gloriam quam seria consequuntur. Atque adeo - cur enim te ad uersus non uersibus adhorter ? –

11 ut laus est cerae, mollis cedensque sequatur
     si doctos digitos iussaque fiat opus
et nunc informet Martem castamue Mineruam,
     nunc Venerem effingat, nunc Veneris puerum ;
utque sacri fontes non sola incendia sistunt,
     saepe etiam flores uernaque prata iuuant,
sic hominum ingenium flecti ducique per artes
     non rigidas docta mobilitate decet.

12 Itaque summi oratores, summi etiam uiri sic se aut exercebant aut delectabant, immo delectabant exercebantque. 13 Nam mirum est ut his opusculis animus intendatur remittatur. Recipiunt enim amores odia iras misericordiam urbanitatem, omnia denique quae in uita atque etiam in foro causisque uersantur. 14 Inest his quoque eadem quae aliis carminibus utilitas, quod metri necessitate deuincti soluta oratione laetamur, et quod facilius esse comparatio ostendit, libentius scribimus.

15 Habes plura etiam fortasse quam requirebas; unum tamen omisi. Non enim dixi quae legenda arbitrarer: quamquam dixi, cum dicerem quae scribenda. Tu memineris sui cuiusque generis auctores diligenter eligere. Aiunt enim multum legendum esse, non multa. 16 Qui sint hi adeo notum probatumque est, ut demonstratione non egeat; et alioqui tam immodice epistulam extendi, ut dum tibi quemadmodum studere debeas suadeo, studendi tempus abstulerim. Quin ergo pugillares resumis, et aliquid ex his uel istud ipsum quod coeperas scribis ? Vale.

C. PLINE À SON CHER FUSCUS SALUT.

 

Vous me demandez mon avis sur ce que doit être dans la solitude dont vous jouissez depuis longtemps votre manière d’étudier. 2 Il est avantageux avant tout, et on le conseille sans cesse, de traduire du grec en latin et du latin en grec ; ce genre d’exercice donne la propriété et la richesse du vocabulaire, l’abondance des figures de style, des ressources pour le développement, et de plus l’imitation d'excellents modèles engendre la facilité d’une invention aussi heureuse. En même temps des beautés qui auraient échappé au lecteur ne peuvent passer inaperçues du traducteur. Ainsi s'acquièrent le sens critique et le goût. 3 Il ne sera pas mauvais, après avoir fait une lecture de manière à ne retenir que le sujet et les idées principales, de rédiger un travail sur ce modèle, de le lui comparer, d’examiner soigneusement à quel point de vue on est inférieur ou supérieur. Grande sera votre joie si vous l’emportez par endroit, grande votre honte si le modèle l'emporte partout. Vous pouvez parfois choisir des thèmes connus et rivaliser avec les auteurs de votre choix. 4 Par-là vous serez audacieux maïs non impudent, la lutte restant secrète. D'ailleurs nous pouvons voir que nombre d'écrivains ont osé avec beaucoup de gloire une rivalité de ce genre ; ils ne voulaient que s'approcher du modèle et, pour n'avoir pas douté d'eux-mêmes, ils l'ont dépassé. 5 Vous pourrez encore, après avoir laissé reposer un discours, le revoir, conserver certains passages, en supprimer davantage, insérer des développements, en refaire d’autres. 6 C’est un travail qui vous semblera pénible et souvent ennuyeux, mais fructueux en raison même de sa difficulté, que de retrouver toute sa chaleur, de reprendre un élan qui a été brisé et s'est calmé, enfin d’ajouter, pour ainsi dire, de nouveaux organes à un corps qui était achevé, sans cependant gâter ceux qui existaient déjà.

7 Je sais que maintenant votre goût vous porte surtout vers l’éloquence judiciaire ; mais ce n’est pas une raison pour vous conseiller un style sans cesse chicanier et, si j'ose le dire, guerroyeur. Comme en effet on cultive les terrains par des ensemencements divers et successifs, ainsi nos esprits se cultivent-ils tantôt par un genre d'exercice tantôt par un autre. 8 Je voudrais que de temps en temps vous choisissiez un passage de l'histoire, je voudrais que vous missiez un peu plus de soin à quelque lettre. Car souvent, même dans un discours, le sujet vient à appeler une description d’allure historique ou même poétique, et si l’on veut un style rapide et correct, c'est la lettre qui le donne. 9 Il est loisible aussi de se reposer en composant un poème ; je ne dis pas un poème suivi et long (cela ne se peut qu’en l’absence des affaires), mais une de ces pièces élégantes et courtes qui interrompent à propos des occupations et des soucis, si nombreux soient-ils. 10 On les appelle des jeux ; mais ces jeux ont parfois autant de succès que les ouvrages sérieux. Et pour le dire (car pourquoi ne pas vous encourager en vers à faire des vers ?)

11 de même que c'est une gloire pour la cire tendre et molle d'obéir à des doigts savants et de produire l'œuvre qu'ils lui ordonnent, tantôt de représenter Mars ou la vierge Minerve, de figurer tantôt Vénus, tantôt l’enfant de Vénus, de même que les sources sacrées ne se contentent pas d'éteindre les flammes, mais souvent aussi rafraîchissent les fleurs et les vertes prairies, de même l'esprit des humains doit savoir se plier et suivre un art sans raideur dans une savante mobilité.

12 Voilà pourquoi les plus grands orateurs, les plus grands hommes aussi pratiquaient ces exercices ou ces récréations, disons : ces exercices et ces récréations, car on ne saurait croire combien l'esprit se fortifie et se repose par ces petits travaux. On peut y mettre en effet de l’amour, de la haine, de la colère, de la compassion, du badinage, en un mot tous les sentiments que comportent la vie mondaine, la tribune politique et les affaires judiciaires. 14 Ils présentent aussi les mêmes avantages que d’autres poèmes, car après avoir été assujettis aux exigences rythmiques, nous retrouvons avec bonheur les libertés de la prose et la comparaison nous faisant juger le travail plus facile, nous écrivons plus volontiers.

15 En voilà plus peut-être que vous ne demandiez ; j'ai cependant négligé un point. Je ne vous ai pas dit quelles lectures je vous conseille ; ou plutôt je vous l'ai dit en vous conseillant les exercices écrits. Songez vous-même à faire un choix judicieux parmi les modèles de chaque genre. On dit en effet qu'il faut lire beaucoup ses auteurs, mais non lire beaucoup d'auteurs. 16 Quels sont ces auteurs ? c’est chose connue de chacun, qui donc ne demande pas explication ; et d'ailleurs ma lettre a pris des proportions si exagérées qu'en vous donnant des conseils sur la manière d'étudier, je vous ai privé du temps d'étudier. Reprenez donc en main vos tablettes et faites quelque travail du genre que j'ai dit ou celui-là même que vous aviez sur le métier. Adieu.

 

Pline le Jeune, Lettres, VII, 9
C.U.F., Les Belles Lettres
ed. et trad. Anne-Marie Guillemin