Anthologie – Vampirique Empuse (Philostrate)

11 octobre 2023
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Image : Couverture de Philostrate, Vie d'Apollonios de Tyane
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Dans la continuité de l’entretien que Valentin Decloquement nous a accordé autour de sa nouvelle traduction de la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate qui vient de paraître dans la collection « La roue à livres » aux éditions Les Belles Lettres, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir son passage préféré de l’œuvre : « une empuse, figure vampirique, se métamorphose en une femme fatale, dans tous les sens du terme, pour séduire l’un des disciples d’Apollonios et lui sucer le sang... »

25. 1. À Corinthe, il se trouvait alors que philosophait un certain Démétrios, homme qui avait embrassé dans sa totalité la vigueur comprise dans la doctrine cynique, dont Favorinus, plus tard, dans nombre de ses propres discours, a non sans noblesse rappelé le souvenir. Comme il éprouva pour Apollonios ce sentiment même qu’Antisthène, dit-on, éprouva pour la sagesse de Socrate, il commença à le suivre en devenant son élève et en se dévouant à ses discours, et il renvoya vers Apollonios ceux de ses disciples qui avaient la meilleure réputation ; de ce nombre était Ménippe de Lycie, qui était âgé de vingt-cinq ans, qui avait un esprit fort développé et un corps bien bâti – oui, il ressemblait à un bel athlète, à l’allure distinguée.

2. Or la multitude croyait que Ménippe était aimé d’une étrangère, un petit bout de femme ; ce bout de femme paraissait belle et fort délicate, et elle prétendait être riche ; mais elle n’était, en fait, sans contrefaçon, rien de tout cela – au contraire, tout n’était que semblance. En effet, un jour qu’il marchait seul le long de la route qui menait à Cenchrées, un spectre le trouva sur son chemin, c’était une femme, et elle le prit par la main, prétendant l’aimer depuis longtemps, au demeurant être phénicienne et résider dans le faubourg de Corinthe, appelant tel faubourg par son nom :

« Viens-y le soir, disait-elle, et tu auras pour toi un chant – c’est moi qui chante – et du vin comme jamais tu n’en as bu ; il n’y aura même pas de rival amoureux pour te causer du trouble, mais je passerai ma vie, belle comme je suis, en compagnie d’un bel homme comme toi. »

3. Sous l’emprise de ces promesses, le jouvenceau (car bien qu’au reste, il fît preuve de fermeté dans la philosophie, il se laissait facilement vaincre par les plaisirs amoureux) entra en relation avec elle aux alentours du soir et se mit, pour le reste du temps, à lui rendre fréquemment visite, comme à des mignons, ne s’étant pas encore rendu compte que c’était un spectre.

Apollonios, tournant le regard vers Ménippe à la manière d’un fabricant de statue, se mit à dépeindre une image vivante du jouvenceau et à l’examiner avec attention ; puis, quand il l’eut jugé :

« Eh bien, déclara-t-il, toi qui es beau et pourchassé par les belles femmes, tu réchauffes un serpent et un serpent te réchauffe. » Et comme Ménippe était étonné : « Parce que tu as une femme, reprit-il, qui n’est pas ton épouse, déclarait-il encore. Mais quoi ? Tu penses être aimé d’elle ?

— Bien sûr, par Zeus, déclara l’autre, puisqu’elle est disposée envers moi comme une amante.

— Et tu l’épouserais bien ? dit-il.

— Oui, car ce pourrait être charmant, d’épouser femme qui nous chérit. »

Il demanda donc :

« À quand les noces ?

— Brûlantes, dit l’autre, peut-être demain, même. »

4. Apollonios resta donc à l’affût de l’occasion du banquet et se présenta auprès des invités, tout juste arrivés : « Où est, dit-il, la délicate pour laquelle vous buvez ?

— Ici même, déclara Ménippe en même temps qu’il se leva tout en rougissant.

— Mais cet argent, et cet or, et toutes les autres choses dont cette salle de réception est ornée, ils sont auquel de vous deux ?

— À la femme, dit l’autre, car tout ce que j’ai, moi, c’est ça », montrant sa bure.

Alors Apollonios :

« Les jardins de Tantale, dit-il, vous savez que, tout en existant, ils n’existent pas ?

— Oui, chez Homère en tout cas, dirent les autres, car nous ne sommes pas descendus dans l’Hadès, ça non.

— Considérez, dit-il, que toute cette ornementation, c’est cela même, car elle n’est pas matière, mais semblance de matière. Pour que vous compreniez ce que je raconte, l’obligeante fiancée est une de ces empuses, que la multitude tient pour lamies et grandes méchantes louves. Celles-ci aiment à la passion, et elles aiment à la passion les plaisirs aphrodisiaques, certes, mais surtout la chair humaine, et appâtent de leurs actes aphrodisiaques tous ceux dont elles cherchent à faire festin. »

5. Mais elle :

« Tais-toi, déclara-t-elle, et va-t’en ! », et elle paraissait avoir en horreur ce qu’elle entendait, et sans doute, aussi, se gaussait-elle des philosophes comme de constants fariboleurs. Toutefois, lorsque les coupes d’or et l’apparent argent furent déclarés coupables de n’être que du vent et, de part et d’autre, s’envolèrent tous des regards, absolument tous, lorsqu’échansons, cuisiniers et toute la valetaille du même acabit eurent disparu, inculpés par Apollonios, le spectre eut l’air de pleurer et le supplia de ne pas le mettre à la torture, ni de le contraindre à avouer ce qu’il était ; mais à force de presser et de ne pas lâcher, il dit qu’il était une empuse et qu’il engraissait Ménippe de jouissances en vue de lui dévorer le corps, car il avait coutume de se nourrir des corps qui étaient jeunes et beaux, puisque leur sang se montrait inaltéré.

6. Ce récit-là, bien qu’il se trouve être le plus connu de ceux rattachés à Apollonios, je l’ai déployé par nécessité ; car, si la plupart des gens le connaissent en ce qu’il s’est réalisé au beau milieu de la Grèce, ils en ont une appréhension globale, à savoir qu’il aurait, un jour, à Corinthe, pris une lamie sur le fait ; en revanche, ce qu’elle accomplissait et ce qu’il en est de Ménippe, on ne le connaît pas encore, mais voilà qui a désormais été raconté par Damis et par moi-même à l’appui de ses propres récits.

 

Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, IV, 25, 1-6
« La roue à livres », Les Belles Lettres, 2023
trad. Valentin Decloquement