Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.
Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet
Ovide (43 av. J.-C. - c. 18 apr. J.-C.), le plus grec des poètes latins, vouait un amour privilégié à la poétesse grecque Sappho avec qui il partageait le culte de Vénus et l’inspiration érotique. Virtuose et prolifique, Ovide s’est passionné pour tous les genres dont le genre épistolaire. Les Héroides, commencées à l’âge de dix-huit ans et qu’il poursuivit toute sa vie, imaginent les lettres d’amour écrites par les héroïnes de la mythologie à leurs amants, de Pénélope à Didon, en passant par Sappho qui fait une fois de plus exception puisqu’elle est la seule ayant réellement existé (encore qu’à l’époque d’Ovide elle était déjà considérée comme la Xe Muse). Elle s’adresse ici au passeur Phaon pour l'amour de qui elle est sur le point de se suicider.
XV - SAPPHO À PHAON
Est-ce qu’à l’aspect de cette écriture d’une main appliquée la mienne fut aussitôt reconnue par tes yeux ? Ou bien, si tu n’avais lu le nom de Sappho, son auteur, ne saurais-tu d’où vient ce bref ouvrage ? Peut-être aussi demanderas-tu pourquoi mes vers sont alternés, alors que je suis plus apte aux modes lyriques. Il me faut pleurer sur mon amour : l’élégie est le chant des pleurs ; aucun luth ne s’accorde avec mes larmes. Je brûle, comme, l’indomptable Eurus activant la flamme, se consume un champ fertile sous les moissons embrasées. Phaon habite les campagnes lointaines de l’Etna Typhiéen ; moi une ardeur me possède, non moindre que le feu de l’Etna. Et il ne me vient pas de vers que je puisse chanter en touchant savamment les cordes ; les vers sont œuvre d’esprit désoccupé. Ni les filles de Pyrrha, ni celles de Méthymne, ni la foule des autres Lesbiennes ne me plaisent. Sans charmes pour moi est Anactorié, sans charmes la blanche Cydro ; Atthis n’est plus, comme naguère, plaisante à mes yeux, ni cent autres que je n’ai pas aimées sans crime. Méchant ! ce qui fut à tant de femmes, seul tu le possèdes.
Tu as une figure, tu as un âge qui siéent aux plaisirs. Ô figure pleine d’embûches pour mes yeux ! Prends la lyre et le carquois ; tu apparaîtras à l’évidence Apollon. Que des cornes s’érigent sur ta tête, tu seras Bacchus. Or Phébus aima Daphné et Bacchus la fille de Gnose, et ni celle-ci, ni celle-là ne connaissait les modes lyriques, tandis qu’à moi les Pégasides dictent les plus harmonieux poèmes ; déjà dans tout l’univers est célébré mon nom. Alcée, mon compagnon de patrie et de lyre, n’emporte pas plus de louange, malgré son chant plus grandiose. Si la nature jalouse m’a refusé la beauté, le génie supplée au défaut de beauté. Ma taille est petite : mais j’ai un nom qui peut remplir toute la terre ; c’est la taille de mon nom que je porte moi-même. Si je ne suis point blanche, Andromède, fille de Céphée, brune selon la couleur de sa patrie, plut à Persée. D’ailleurs, les colombes blanches s’unissent souvent à d’autres au plumage varié et la tourterelle noire est aimée par un oiseau vert. Si nulle femme ne doit t’appartenir à moins d’être digne de toi par son visage, nulle femme ne t’appartiendra.
Cependant, lorsque tu me lisais, moi aussi je te paraissais belle : tu jurais qu’à moi seule il convenait de parler toujours. Je chantais, il m’en souvient (les amants se souviennent de tout) : pendant que je chantais, tu me donnais des baisers que tu me volais. Tu les vantais aussi : de tout point je te plaisais, mais principalement alors que se fait l’œuvre d’amour. Alors tu trouvais un charme plus qu’ordinaire à ma lascivité, sans cesse en mouvement, à mes propos bien adaptés à nos jeux, et lorsque nous avions ensemble confondu notre volupté, à cette langueur intense du corps fatigué.
Ovide, Héroïdes, XV, 1-50,
Classiques en poche, Les Belles Lettres,
trad. Marcel Prévost.