Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.
Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet
Ovide (43 av. J.-C. - c. 18 apr. J.-C.), le plus grec des poètes latins, vouait un amour privilégié à la poétesse grecque Sappho avec qui il partageait le culte de Vénus et l’inspiration érotique. Virtuose et prolifique, Ovide s’est passionné pour tous les genres dont le genre épistolaire. Les Héroides, commencées à l’âge de dix-huit ans et qu’il poursuivit toute sa vie, imaginent les lettres d’amour écrites par les héroïnes de la mythologie à leurs amants, de Pénélope à Didon, en passant par Sappho qui fait une fois de plus exception puisqu’elle est la seule ayant réellement existé (encore qu’à l’époque d’Ovide elle était déjà considérée comme la Xe Muse). Elle s’adresse ici au passeur Phaon pour l'amour de qui elle est sur le point de se suicider.
Par l’Amour (puisse-t-il ne s’écarter jamais de toi), et par les neuf déesses, mes patronnes, je le jure : lorsque je ne sais qui vint me dire : « Ta joie s’enfuit », je ne pus de longtemps ni pleurer ni parler ; les larmes manquaient à mes yeux et les mots à mon palais ; mon cœur était serré par un froid glacial. Quand ma douleur prit conscience d’elle-même, je n’eus pas honte de meurtrir mon sein, ni d’arracher mes cheveux en poussant des hurlements, point autrement qu’une mère qui porterait au bûcher dressé le corps inanimé du fils ravi à sa tendresse. Mon frère Charaxus se réjouit et exulte de mon chagrin ; il passe et repasse devant mes yeux, et, pour que la cause de ma douleur parût honteuse : « De quoi se plaint-elle ? dit-il. Sa fille est bien vivante. » La pudeur et l’amour ne vont pas de pair. Sous les yeux de tout le peuple, j’avais la robe déchirée et le sein à nu.
C’est toi mon souci, Phaon, toi que ramènent mes songes, songes plus éclatants qu’un beau jour. Là je te retrouve, quoique absent de nos contrées. Mais le sommeil n’a pas de joies assez longues. Souvent, il me paraît que j’appuie ma tête sur tes bras, souvent que les miens supportent la tienne. Je reconnais les baisers dont ta langue était messagère et que tu avais coutume de recevoir savamment, de donner savamment. Quelquefois je te caresse et je profère des mots tout semblables à la réalité et ma bouche veille pour exprimer ce que je sens. Ce qui s’ensuit, j’ai honte à le conter ; mais tout s’accomplit et cela m’est doux et je ne puis rester aride.
Mais lorsque Titan se montre et toutes choses avec lui, je me plains d’être si vite frustrée du sommeil. Je gagne les grottes et les bois, comme si grottes et bois pouvaient me servir : ils furent témoins de mes voluptés. Là, privée de raison, comme une possédée de la féroce Ényo, j’erre, les cheveux épars sur le cou. Mes yeux voient, hérissées de tuf rocailleux, les grottes, qui furent pour moi pareilles au marbre de Mygdonie. Je trouve la forêt qui souvent nous offrit un lit et nous couvrit, ombreuse, d’une abondante frondaison. Mais je ne trouve plus le seigneur de la forêt et de moi-même ; le lieu est un sol grossier ; le prix de ce lieu, c’était lui. J’ai reconnu les herbes du gazon connu de moi : les pousses étaient encore courbées de notre poids. Je m’y suis étendue et j’ai touché l’endroit où fut ta place ; l’herbe, naguère amicale, a bu mes larmes. Il y a plus : on croirait que les rameaux pleurent, dépouillés de leur feuillage ; aucun oiseau n’y murmure doucement ; seul l’oiseau de Daulis, mère douloureuse qui tira de son époux une vengeance impie, chante Itys l’Ismarien. L’oiseau chante Itys ; Sapho chante ses amours désertées, et c’est tout : le reste fait silence, comme au milieu de la nuit.
Ovide, Héroïdes, XV, 107-156,
« Classiques en poche », Les Belles Lettres,
trad. Marcel Prévost