Lettres Classiques estivales – Synésios de Cyrène (Jour 1)

15 juillet 2024
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Image : L'été postal - Synésios de Cyrène
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Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.

Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet

 

Synésios (c. 370-413), né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, est sûrement l’un des plus grands esprits de son époque. En plus de différents opuscules, discours et hymnes brillants, nous conservons de lui une foisonnante correspondance, les lettres les plus connues étant sans nul doute celles qu’il adresse à la philosophe et scientifique Hypatie d’Alexandrie. Alors qu’il prend la mer depuis un petit port proche d’Alexandrie pour rentrer en Libye, rien ne se passe comme prévu. Il raconte alors – avec humour – ce voyage rempli de mésaventures dans une lettre à son frère, dont la lecture nous donne à comprendre ce que pouvait être un voyage maritime dans l’Antiquité.

 

V. À SON FRÈRE

Nous avions levé l’ancre du Bendidéion au petit matin, mais c’est à peine si, peu après la demi-journée, nous doublâmes la « Fourmi » de Pharos, car notre navire avait, à deux ou trois reprises peut-être, touché le fond du port. Aussi ce fait nous parut-il à lui seul, immédiatement, un mauvais présage, et il eût été sage de quitter un navire qui d’emblée, dès la ligne de départ, n’avait pas de chance. Nous eûmes néanmoins honte d’encourir auprès de vous une accusation de couardise, et c’est pourquoi

« Nous n’avions plus le droit de trembler ni de fuir ».

Aussi vous rendrons-nous responsables, en cas de malheur, de notre mort ! Et cependant quel mal y aurait-il eu à ce que vous vous gaussiez de nous si, parallèlement, nous nous étions mis hors de danger ? D’Epiméthée l’on dit :

« Il était sans souci, mais il s’en repentit. »

Il en va de même pour nous, car si alors nous pouvions nous sauver, nous nous livrons à présent « à un concert de lamentations » sur des rivages déserts, en regardant, dans toute la mesure du possible, vers Alexandrie ainsi que vers notre mère Cyrène (nous avions l’une, mais nous l’avons quittée ; quant à l’autre, nous ne pouvons la trouver), après avoir vu ou vécu des scènes auxquelles nous ne nous serions même pas, fût-ce en songe, attendu.

Écoute donc, pour ne pas avoir le loisir, toi non plus, d’être pleinement content. Commençons par la composition de notre équipage. Le subrécargue en avait assez de vivre, car il croulait sous les dettes. Les matelots — ceux qui étaient présents ! — étaient au nombre de douze, treize avec le capitaine du navire. Le reste, c'était une troupe de paysans qui, l’an passé, n’avaient encore jamais touché une rame. Pris collectivement, les uns et les autres avaient, en tout état de cause, une partie au moins de leur corps estropiée. Aussi se raillaient-ils tous mutuellement lorsqu’aucun danger ne nous menaçait et se désignaient-ils par des noms qui, loin d’être les leurs, étaient ceux de leur malheur : « Le boiteux », « La hernie », « Main gauche », « Loucheur » ; chacun d’eux avait au moins une marque distinctive, et nous ne nous divertissions pas peu d’une telle situation. Mais quand on eut besoin d’eux, on n’y trouva plus matière à rire, et ces mêmes difformités affligent à présent les passagers que nous sommes, dont le nombre est supérieur à cinquante, avec le tiers environ, autant qu’on puisse le dire, de femmes, la plupart jeunes et jolies à voir. Allons, trêve de jalousie ! Un rideau dressait entre elles et nous son rempart, l’un des plus puissants remparts même : c'était un lambeau de voile déchirée il y a peu, véritable rempart de Sémiramis pour des hommes … tempérants ! Mais sans doute Priape lui-même eût-il été tempérant sur le vaisseau d’Amarantos, car à aucun moment ce dernier ne nous laissa avoir l’esprit libre de la crainte des pires dangers ! N'est-ce pas lui qui d’abord, quand dans votre région nous eûmes doublé le temple de Poséidon, décida d’aller droit sur Taphosiris toutes voiles dehors et songea à se mesurer avec cette Scylla qui nous horrifie dans les livres d'école ? Nous nous en étions aperçus et nous poussions de grands cris, mais ce fut juste quand nous arrivâmes à proximité immédiate du danger que, non sans peine, ils se laissa maîtriser et s’abtint d’engager son combat naval contre les récifs !

(à suivre)

Synésios de Cyrène, Correspondance, Lettre V, 1-50,
« C.U.F. - série grecque », Les Belles Lettres,
trad. Denis Roques