Lettres Classiques estivales – Synésios de Cyrène (Jour 3)

17 juillet 2024
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Image : Lettres Classiques estivales - Synésios de Cyrène
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Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.

Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet

 

Synésios (c. 370-413), né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, est sûrement l’un des plus grands esprits de son époque. En plus de différents opuscules, discours et hymnes brillants, nous conservons de lui une foisonnante correspondance, les lettres les plus connues étant sans nul doute celles qu’il adresse à la philosophe et scientifique Hypatie d’Alexandrie. Alors qu’il prend la mer depuis un petit port proche d’Alexandrie pour rentrer en Libye, rien ne se passe comme prévu. Il raconte alors – avec humour – ce voyage rempli de mésaventures dans une lettre à son frère, dont la lecture nous donne à comprendre ce que pouvait être un voyage maritime dans l’Antiquité.

 

(passage précédent)

Tandis que je roulais ces pensées, je vois que tous les soldats ont le poignard à la main. Je m’informai et appris d’eux qu’il leur paraissait préférable d’exhaler leur vie sur le pont du navire, pendant qu’ils étaient encore à l’air libre, plutôt que dans les flots bouche béante : je vis en eux des disciples spontanés d’Homère et me rangeai à leur avis. Sur ce, quelqu'un proclame qu’on doit suspendre à son cou de l’or, si l’on en a ; et tous ceux qui en avaient se mirent au cou de l’or ou tout autre objet qui eût la valeur de l’or ; quant aux femmes, elles s’en paraient elles-mêmes et distribuaient aussi des fils à quiconque en demandait (il y a bien longtemps qu’on a appris à procéder de la sorte, et dans l’intention que voici : quiconque périt dans un naufrage doit porter sur lui le prix de sa sépulture, car le passant qui aura trouvé le cadavre et en aura tiré bénéfice respectera les lois d’Adrastéia et craindra de ne pas rendre une petite partie de son gain à qui lui aura procuré un gain infiniment plus important). Tandis que les soldats avaient de telles préoccupations, moi j'étais assis à côté et je pensais à la maudite bourse et à l’argent que m'avait confiés mon hôte : et je pleurais — le dieu de l’hospitalité m’en est témoin — en songeant non point à ma mort prochaine, mais à l’argent dont j'allais priver ce Thrace devant qui, même après ma mort, j’éprouverais de la honte ; c’était donc bien en ce moment que j’avais intérêt à dispararaître totalement, me disais-je, et à entraîner ma conscience dans cette disparition et cette fuite. Au reste, ce qui rendait le danger imminent, c’était tout bonnement que notre navire était emporté toutes voiles dehors : loin de pouvoir les carguer, nous y avions, après de multiples tentatives pour manœuvrer les cordages, renoncé, car les poulies étaient grippées ; et nous avions une autre peur, non moins vive, qui s’ancrait en nous : c'était, à supposer même que nous échappions à la tempête, de nous approcher de la terre dans cet état-là, en pleine nuit !

Cependant le jour arrive, et nous voyons le soleil avec plus de plaisir peut-être que jamais. Le vent mollit à mesure que l’air se réchauffait, et la disparition de l’humidité nous permit de nous servir des cordages et de manœuvrer la voile. Faute de pouvoir y substituer une autre voile, une voile de rechange (car celle-ci se trouvait mise en gage), nous la ferlâmes comme on serrerait les plis d’une tunique, et avant que quatre heures se soient écoulées, nous abordons, après nous être attendus à la mort, dans un bout du monde, un désert absolu, dans le voisinage duquel on ne rencontrait ni cité ni cultures, car nous avions laissé les cultures derrière nous, à cent trente stades environ. Comme à cet endroit-là il n’y avait pas de port, notre navire mouillait en mer, et mouillait sur une seule ancre : la seconde était vendue, et la troisième ancre, Amarantos ne l’avait pas acquise ! Quant à nous, après que nous eûmes foulé la terre, une terre qui nous était si chère, nous l’embrassâmes comme une mère vivante et nous adressâmes à Dieu, conformément à notre habitude, des hymnes d’actions de grâce, en y mentionnant de surcroît le coup du sort que nous venions de subir et auquel nous avions, contre toute attente, échappé. Nous restâmes là deux jours, jusqu’à ce que la mer eût mis fin à ses excès, puis, comme il nous était impossible de trouver une route faute de voir âme qui vive, nous eûmes de nouveau l’audace de reprendre la mer. Levant l’ancre dès le point du jour, nous naviguâmes avec le vent en poupe toute cette journée-là et encore la suivante, mais alors que nous étions déjà parvenus au terme de celle-ci, le vent nous abandonna, ce dont nous fûmes contrariés. Pourtant nous allions bientôt, à la vérité, regretter la bonace.

(passage suivant)

Synésios de Cyrène, Correspondance, Lettre V, 137-189,
« C.U.F. - série grecque », Les Belles Lettres,
trad. Denis Roques