Lettres Classiques estivales – Synésios de Cyrène (Jour 4)

18 juillet 2024
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Image : Lettres Classiques estivales - Synésios de Cyrène
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Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.

Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet

 

Synésios (c. 370-413), né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, est sûrement l’un des plus grands esprits de son époque. En plus de différents opuscules, discours et hymnes brillants, nous conservons de lui une foisonnante correspondance, les lettres les plus connues étant sans nul doute celles qu’il adresse à la philosophe et scientifique Hypatie d’Alexandrie. Alors qu’il prend la mer depuis un petit port proche d’Alexandrie pour rentrer en Libye, rien ne se passe comme prévu. Il raconte alors – avec humour – ce voyage rempli de mésaventures dans une lettre à son frère, dont la lecture nous donne à comprendre ce que pouvait être un voyage maritime dans l’Antiquité.

 

(passage précédent)

On était au 13 du mois finissant. Un danger considérable nous menaçait puisque devaient concourir à produire le même effet la conjonction synodique, d’une part, et d’autre part ces fameuses constellations qui n’inspirent jamais confiance, dit-on, aux navigateurs ; et nous qui aurions dû rester au port, nous avions, sans nous en apercevoir, regagné à vive allure la pleine mer. Les flots commencèrent à se soulever sous l’effet des vents du Nord, et il plut beaucoup cette nuit-là, qui fut celle de la conjonction synodique. Ensuite les vents soufflèrent en tous sens, et la mer ne fut plus que bouillonnement. De notre côté, nous éprouvâmes le genre de désagréments qu’en pareilles circonstances on s’attend normalement à connaître (je ne veux pas te décrire derechef des tourments voisins des précédents). Dans la situation où nous étions, l’importance de la tempête nous fut de quelque utilité. La vergue crissait et nous songions à tendre les haubans du navire, mais alors elle se brisa en son milieu et faillit causer notre perte à tous. Or au lieu de causer notre perte, c’est cet incident, justement, qui nous sauva même la vie, car autrement nous n’aurions pas pu supporter la violence du vent ; par ailleurs la voile se manœuvrait à nouveau difficilement et l’on avait du mal à faire rouler les poulies pour l’amener. Voilà donc comment, en esquivant contre toute attente la violence insatiable des éléments qui nous emportaient, nous nous vîmes entraînés par eux un jour et une nuit durant. Et l’on en était déjà, dans celle-ci, au deuxième chant du coq quand à notre insu nous donnâmes sur une petite saillie rocheuse du littoral qui avait la taille d’une modeste presqu’île. On poussa alors des cris lorsque quelqu'un eut annoncé qu’on s’approchait de la terre elle-même. Un grand vacarme, on ne peut plus cacophonique, s’éleva, car tandis que matelots se montraient préoccupés, nous, faute d’expérience, nous applaudissions et nous nous embrassions mutuellement, dans l'incapacité où nous étions de contenir la plénitude de notre joie et bien qu’on assurât que nous connaissions là le plus grand des dangers qui nous avaient guettés. Mais voilà que vers le point du jour un personnage vêtu à la campagnarde nous fait des signes et nous montre de la main les endroits dont il fallait se méfier et ceux qui devaient nous donner confiance. Pour finir il vint seul sur une barcasse à deux bancs de rame, qu’il amarra à notre bateau avant de prendre le gouvernail de celui-ci (et notre Syrien lui céda bien volontiers la direction du navire !). Puis, après avoir opéré un retour en arrière sur cinquante stades au plus, il met le bateau au mouillage dans un charmant petit port qu’on appelle, je crois, Azarion, après quoi il nous débarqua sur la plage : voilà pourquoi nous le pro- clamâmes notre sauveur et notre bon génie. Et peu après il conduisit dans ces lieux un deuxième cargo, puis encore un autre : avant le soir nous étions cinq vaisseaux de transport à avoir été sauvés par ce vieil homme merveilleux dont les agissements étaient totalement opposés à ceux de Nauplios (celui-ci eut, de fait, une façon bien différente d’accueillir les gens rescapés des tempêtes). Le lendemain, d’autres navires relâchèrent en cet endroit, dont certains avaient devancé d’une journée notre départ d'Alexandrie, et maintenant c’est une flotte entière que nous constituons dans cette petite rade.

(passage suivant)

Synésios de Cyrène, Correspondance, Lettre V, 190-235,
« C.U.F. - série grecque », Les Belles Lettres,
trad. Denis Roques