Lettres Classiques estivales – Synésios de Cyrène (Jour 5)

19 juillet 2024
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Image : Lettres Classiques estivales - Synésios de Cyrène
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Pour échanger des nouvelles, les Anciens ne disposaient ni de réseaux sociaux, ni de cartes postales, mais ils pouvaient s’envoyer des lettres longues et travaillées dont certaines sont des chefs d’œuvre de simplicité et de sincérité. Tout au long de l’été, nous vous en proposons une sélection qui changera votre regard sur le quotidien des Anciens et, nous l’espérons, vous donnera envie d’écrire et de partager vos souvenirs de vacances avec ceux qui vous sont chers.

Sélection par Laure de Chantal, Dorian Flores et Dorian Furet

 

Synésios (c. 370-413), né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, est sûrement l’un des plus grands esprits de son époque. En plus de différents opuscules, discours et hymnes brillants, nous conservons de lui une foisonnante correspondance, les lettres les plus connues étant sans nul doute celles qu’il adresse à la philosophe et scientifique Hypatie d’Alexandrie. Alors qu’il prend la mer depuis un petit port proche d’Alexandrie pour rentrer en Libye, rien ne se passe comme prévu. Il raconte alors – avec humour – ce voyage rempli de mésaventures dans une lettre à son frère, dont la lecture nous donne à comprendre ce que pouvait être un voyage maritime dans l’Antiquité.

 

(passage précédent)

Cependant nos vivres en étaient aussi arrivés, maintenant, à épuisement. Nous n’avions pas l’habitude de telles infortunes, et nous n’avions pas prévu ce surcroît de journées de voyage : aussi n’avions-nous emporté comme provisions que la juste mesure, que du reste nous ne consommions même pas avec mesure ! Le vieil homme remédia derechef à cette situation, sans rien nous donner — car il n’avait rien d’un nanti, non, rien du tout ! —, mais en nous montrant des rochers où, affirmait-il, quiconque voulait s’en donner la peine trouverait dissimulés son déjeuner et son dîner quotidiens. Aussi vivons-nous de notre pêche, en ces lieux, depuis maintenant six jours : les adultes prennent des murènes et des langoustes de belle taille tandis que les jeunes gens s’amusent à attraper des gobies et des girelles ; quant au religieux romain et à moi-même, nous nous fortifions grâce aux patelles (la patelle est un coquillage creux qui, une fois qu’il s’est agrippé aux rochers, y adhère solidement). Cela étant, au début nous vivions chichement de notre pêche : chacun gardait pour lui tout ce qu’il prenait et personne n’offrait de cadeau à personne. Mais à présent nous vivons tous plutôt dans l’abondance, et pour la raison que voici. Les femmes voudraient sans contredit offrir aux femmes — les Libyennes à celles du bateau — jusqu’à du « lait d’oiseau » ! Elles leur offrent en réalité tous les produits de l’air et de la terre qu’elles ont : fromages, farine, gâteaux d’orge, viandes d’agneau, poules et œufs de poules ; on nous a même déjà donné une outarde, oiseau extraordinairement agréable qu’un homme de nos campagnes pourrait bien prendre, à première vue, pour un paon. Ces femmes, donc, apportent leurs cadeaux au navire ; nos passagères les reçoivent, puis les partagent avec qui le désire. Quant aux hommes, ils nous accordent maintenant les produits de leur pêche et viennent les uns après les autres, l’enfant après l’adulte et l’adulte après l’enfant, m'apporter sans cesse des présents : celui-ci un petit poisson pêché à l’hameçon, tel autre une autre prise, mais en tout cas l’un de ces bons produits que fournissent les rochers. Pour ma part en effet, je ne veux pas recevoir les dons qui me viennent des femmes, par égard pour toi, et aussi afin d’éviter qu’après avoir conclu un armistice avec elles je ne me trouve ensuite dans l’embarras, quand il m’en faudra récuser l’existence sous serment, pour nier le fait ; car autrement quel obstacle pourrait-il y avoir à se gorger de leurs victuailles, tant celles-ci affluent en foule d’une foule d’origines ? Tu attribueras sans nul doute à la vertu l’amabilité que les femmes de ce pays manifestent aux étrangères qui sont leurs hôtes. Mais la réalité est différente, et telle qu’il vaut aussi la peine de l’exposer, vu le loisir dont nous disposons actuellement. C’est le courroux d’Aphrodite, peut-on conjecturer, qui frappe cette terre : en tout cas les femmes de ce pays subissent ses méfaits exactement comme celles de Lemnos, car elles ont la poitrine trop développée et disproportionnée par rapport au buste, à telle enseigne que leurs nourrissons ne têtent pas par le devant, mais par les épaules, où se trouve rejeté le sein maternel. A moins que l’on ne dise qu’Ammon et la terre d’Ammon nourrissent avec moins de bonheur les troupeaux que les enfants ; que la nature a donné aux êtres humains comme aux animaux de la région des sources de lait plus abondantes et plus généreuses ; et qu’à cette fin les femmes doivent avoir des mamelles et des réservoirs plus généreux. Eh bien, ces femmes, quand elles apprennent des hommes qui ont des contacts avec les gens de l’extérieur que l’ensemble de la gent féminine n’est pas constituée comme elles, n’en croient rien. Dès lors, ont-elles rencontré une étrangère, elle l’accueillent amicalement et n’ont de cesse qu’elles n’aient mené une enquête minutieuse sur sa poitrine. La première à l’avoir vue le dit à une autre, puis, comme les Kikones, elles s'appellent mutuellement. Toutes accourent alors pour voir ce spectacle et, à cet effet, apportent des cadeaux. Or nous avions aussi avec nous, dans le navire, une petite esclave du Pont à qui l’art et la nature avaient conjointement donné une taille plus fine qu’une taille de fourmi. L’attention générale se concentrait sur elle, et elle obtenait de ces femmes une quantité considérable d’avantages ; celles du voisinage qui étaient riches lui ont donc demandé à tour de rôle, il y a deux jours, de venir, et elle, elle a été assez profondément effrontée pour aller jusqu’à se dépouiller de tout vêtement !

Telle fut la pièce tragi-comique que la divinité monta à notre intention et qu’à ton intention j’ai racontée dans cette lettre qui t’est destinée. J’ai conscience, en ayant développé cette relation épistolaire, d’avoir dépassé la mesure, mais autant je ne me rassasiais pas de ta compagnie quand j'étais face à toi, autant je ne me rassasie pas de t’écrire ; simultanément, comme j’avais même perdu l’espoir de pouvoir encore te parler, je cède, main-tenant que je le puis, à ma gourmandise ; au reste, quand j’aurai introduit cette lettre dans le journal que je prends à cœur de rédiger, je pourrai y trouver le souvenir d’une quantité considérable ô combien ! de journées. Je te souhaite bonne santé ! Formule le même souhait à l’adresse de ton fils Dioskoros, de sa mère et de sa grand-mère, que j'aime toutes deux, pour ma part, et que je considère comme mes sœurs. Salue la philosophe si vénérable et si chère à Dieu ainsi que le bienheureux chœur qui jouit de sa voix divine, entre autres surtout son très saint père Théoteknos et notre compagnon Athanasios. S’agissant de Gaïos, qui partage totalement nos sentiments, je sais bien que tu as exactement la même façon de penser que moi et que tu le mets au nombre de nos parents. Outre ces personnages, salue aussi, bien sûr, l’admirable grammairien Théodosios qui, bien qu’il fût devin, nous cachait le fait (il avait effectivement prévu notre sort futur quand il a renoncé au vif désir qu’il avait de nous accompagner dans notre voyage !) : néanmoins je lui donne mon affection et je l’embrasse. Et en ce qui te concerne, je te souhaite de ne jamais prendre la mer ! Mais si jamais tu dois absolument t’y résoudre, que ce ne soit pas, au moins, "dans le mois finissant" !

Synésios de Cyrène, Correspondance, Lettre V, 236-317,
« C.U.F. - série grecque », Les Belles Lettres,
trad. Denis Roques