Pierre Ponchon - Thucydide philosophe: la raison tragique dans l'histoire. Horos.
Version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2010, l’étude de Pierre Ponchon se distingue par de nombreuses qualités. Informée, solide et bien menée, elle ouvre des perspectives nombreuses et stimulantes. Alimentée par une riche bibliographie et soutenue par des analyses rigoureuses, la démonstration déconstruit les représentations habituelles de Thucydide. Pour Pierre Ponchon, Thucydide est effectivement moins un historien ou le précurseur de la science politique que l’auteur d’une vaste entreprise philosophique d’un type nouveau par son sujet et son traitement, son fond et sa forme, son logos et sa lexis (p. 84).
L’introduction fait un point utile sur les différentes lectures de La Guerre du Péloponnèse déployées, jusqu’à aujourd’hui, par l’exégèse thucydidéenne (Thucydide et l’histoire ; Thucydide et la science politique ; Thucydide et le tragique ; Thucydide et la philosophie : p. 6-23). L’Auteur propose, à cette occasion, sa lecture du tragique : « le tragique désigne une forme de pessimisme sur la condition humaine, et une manière générale d’appréhender le déroulement des affaires humaines comme échappant en partie au contrôle de ses acteurs, et conduisant, par une voie nécessaire, de la grandeur à une chute pleine de souffrances » (p. 13). Moins littéraire que conceptuelle, cette définition irrigue, selon Pierre Ponchon, les analyses de l’œuvre de Thucydide qui « déplace le tragique du domaine du mythe et de la fiction pour l’installer au cœur de l’expérience politique de ses contemporains » (p. 13). L’hypothèse permet de réconcilier les deux perspectives antagonistes de la critique : Thucydide rationaliste n’est pas réduit au savant positiviste ; Thucydide écrivain n’est pas homme de la pure fiction. Sa perspective est rationnelle sans être scientifique. Artisan d’une Guerre du Péloponnèse paradigmatique, Thucydide présente l’universel à travers le singulier, rend compte du devenir politique des cités, développe une approche anthropologique de l’action humaine et donne au mouvement général de l’histoire une raison tragique.
Plutôt que de livrer un travail d’historien, Pierre Ponchon préfère lire Thucydide, au ras de son texte, comme on lit Machiavel : les faits historiques précis sont utilisés, chez les deux auteurs, pour tirer un savoir général d’ordre philosophique. La méthode d’investigation de Pierre Ponchon, soutenue par quelques analyses sémantiques fines et perspicaces, guide l’ensemble d’une étude menée en trois parties. Il s’agit, dans un premier temps, de lever l’obstacle de l’appartenance de La Guerre du Péloponnèse à un genre déterminé pour voir en Thucydide l’inventeur d’une philosophie politique inédite. Les deux parties suivantes sont consacrées à l’analyse de ses thèses philosophiques (l’anthropologie politique ; le réalisme).
La première partie (« Entre histoire et tragédie : la question du genre de La Guerre du Péloponnèse », p. 31-103) questionne les liens intellectuels habituellement reconnus entre Thucydide et ses prédécesseurs historiens, les traditions épique comme tragique. Si Thucydide emprunte à l’ensemble de ces genres, il s’efforce surtout de développer une pensée originale et profonde.
Dans un genre historique qui n’est de toute façon pas encore véritablement constitué, Thucydide cherche d’abord à se démarquer des procédés d’Hécatée, d’Hellanikos ainsi que d’Hérodote. S’il construit comme eux la figure d’autorité de l’auteur, il ne prend pas modèle sur les hommes de connaissance, mais sur le stratège qui s’intéresse à la réalité des rapports de puissance et à l’état de la conjoncture. Le savoir pratique de l’homme d’action confronté aux événements sert ainsi, dans La Guerre du Péloponnèse, une activité intellectuelle pleinement consacrée à la politique.
À la littérature scientifique de son temps, Thucydide emprunte des techniques de recherche et l’idéal de précision (akribeia), ainsi que des formes de démonstration. Il utilise l’écriture comme une technique pour révéler la vérité cachée dans les faits comme dans les paroles. Sa langue, nouvelle et singulière, est une forme d’expression de la rationalité tragique. Si les modèles médicaux et rhétoriques ont bien influencé Thucydide, ils ne sont qu’un outil au service de la démonstration englobante d’une œuvre qui n’appartient pas au genre scientifique.
De l’épopée, La Guerre du Péloponnèse tire des techniques de narration ainsi que son objet qui est la guerre. Mais Thucydide cherche constamment à se démarquer d’Homère, en valorisant notamment son sujet et sa valeur intellectuelle au détriment de ceux de l’Iliade et de l’Odyssée. Les affinités de son œuvre sont encore plus étroites avec la tragédie. La grandeur de La Guerre du Péloponnèse tient bien à son caractère pathétique, à son unité d’action et à la nécessité qui est à l’œuvre dans sa composition. Mais le tragique est surtout, chez Thucydide, au service d’une pensée originale qui propose de décrypter l’histoire du chaos habitant le monde à la lumière d’une rationalité tragique.
La deuxième partie (« Ἀνὴρ τραγικός : l’anthropologie tragique de Thucydide », p. 105-248) développe les logiques et les ressorts conceptuels de l’anthropologie de Thucydide. Pierre Ponchon revisite ainsi les débuts politiques de l’humanité tels qu’ils sont présentés dans La Guerre du Péloponnèse. Après avoir confronté les explications grecques de type tragique et « empirico-progressiste » consacrées au processus de civilisation, l’étude montre que l’anthropologie de Thucydide se rapproche plus de celle des tragiques que de celle des médecins. Le progrès dans le développement de la civilisation n’est pas rapporté au développement des techniques mais à la logique de puissance.
La logique de la puissance comme la nature humaine sont, chez Thucydide, toutes deux le résultat philosophique d’une méditation sur la situation tragique de l’humanité. Doué d’un statut politique fondateur, la guerre révèle notamment la finitude, la faillibilité et la fragilité de la nature humaine. Jouet des passions et otage d’un mouvement historique qui le dépasse, l’homme est bien, chez Thucydide, l’être tragique par excellence. Cette Weltanschauung inscrit La Guerre du Péloponnèse dans une démonstration historique et politique pleinement rationnelle : « c’est à partir de cette anthropologie réaliste, à la fois prométhéenne, puisque l’homme y fait tout, et désenchantée, puisqu’il ne le fait jamais sans erreur, que [Thucydide] détermine les principes politiques rendant compte rationnellement du mouvement historique à travers l’expérience paradigmatique de la guerre du Péloponnèse » (p. 248).
Dans la dernière partie (« Le réalisme tragique de Thucydide », p. 249-363), Pierre Ponchon étudie la question du réalisme successivement sous l’angle de la théorie politique de la puissance, puis sous celui de la philosophie de l’histoire.
Fruit de la rationalité de son temps, le réalisme politique de La Guerre du Péloponnèse apparaît comme une méditation tragique. Thucydide réinvestit ici les anciens cadres tragiques par le biais de nouvelles formes de réalisme politique et de naturalisme anthropologique. Le monde humain, avec en son sein le monde politique des cités, est régi par la loi tragique de la grandeur. Influencé par Héraclite plus que par les sophistes, Thucydide enchaîne les événements selon la logique d’un principe de puissance qui obéit à deux règles : l’accumulation de la puissance et le seuil critique qui précipite l’effondrement. Tel est bien le mouvement de l’histoire chez Thucydide : « la grandeur et l’accroissement conduisent nécessairement à un effondrement et à une souffrance d’autant plus grands qu’on est monté plus haut » (p. 362). Il est impossible d’échapper à ce mécanisme tragique qui envahit entièrement l’espace et le temps. Tous les grands moments du réalisme sont ainsi, dans l’œuvre de Thucydide, doublés par de grandes scènes tragiques. La guerre civile (stasis) à Corcyre ou bien encore le sort du dialogue des Méliens montrent, par exemple, que le réalisme et le tragique sont bien davantage intriqués que juxtaposés. Athènes est, dans cette perspective, contrainte de s’agrandir puis de chuter douloureusement, comme le montre l’échec cuisant de l’Expédition de Sicile. Elle n’avait d’autre alternative que de vaincre ou disparaître, vaincre puis disparaître.
Aussi brillante et convaincante soit-elle, la démonstration de Pierre Ponchon n’est pas exempte de faiblesses. Les historiens regretteront sans doute de ne pas le voir prendre davantage position dans les débats sur la place à réserver à des passages aussi importants que II, 65 et, dans une moindre mesure, I, 22. I. Beck (Die Ringkomposition bei Herodot und ihre Bedeutung für die Beweistechnik, New York, 1971) et P. Payen (Les îles nomades. Conquérir et résister dans l’Enquête d’Hérodote, Paris, 1997) ne cautionneront probablement pas sa remarque un peu légère sur le manque d’unité de l’œuvre d’Hérodote (p. 33). Les spécialistes de Thucydide ne seront pas surpris par les thématiques ouvertes par Pierre Ponchon. Mais ces quelques critiques de détail n’enlèvent rien à une œuvre intelligente qui assume le parti pris de ne pas se livrer aux analyses historiennes habituelles et qui a conscience de prolonger, sans la révolutionner, l’exégèse thucydidéenne.
On retiendra bien davantage les nouvelles pistes de réflexion ouvertes, grâce à Pierre Ponchon, pour expliquer des passages clefs de l’œuvre de Thucydide, tels que l’Archéologie, la Peste, la stasis de Corcyre, le débat sur Mytilène, l’Expédition de Sicile. À chaque fois, ses conclusions sont novatrices et stimulantes. Mis en parallèle avec le discours des Athéniens à Sparte (I, 76-77) et le discours d’Hermocrate (IV, 61-62), le Dialogue de Méliens est ainsi compris comme l’aboutissement d’un traité sur la puissance. Les deux premiers discours présentent, sous deux angles différents, les enjeux du principe de puissance, alors que le dialogue est le lieu de sa mise à l’épreuve. La stasis de Corcyre est encore analysée comme un dispositif permettant de révéler, une fois les cadres du nomos évanouis, le fond d’une nature humaine bien fragile. La description de la Peste sert, quant à elle, à dévoiler la structure profondément tragique du réel en insistant sur la disproportion entre la faiblesse de la condition des hommes et la nature chaotique du monde.
Stimulantes et bien construites, ces nombreuses analyses servent la séduisante hypothèse de la rationalité tragique qui commande toute l’étude de Pierre Ponchon. Sans être tout à fait inédite, sa démonstration prolonge avec intelligence les recherches actuelles qui tendent, à l’image d’E. Visvardi (Emotion in Action. Thucydides and the Tragic Chorus, Leiden; Boston, 2015), à dépasser l’opposition habituelle entre un Thucydide de la raison et un Thucydide des passions. À cet égard, l’œuvre de Pierre Ponchon mérite d’être sincèrement saluée.