Entretien gladiatorial avec Robert Delord

26 février 2024
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Image : Entretien avec Robert Delord
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À l'occasion de la publication de Gladiator, dernier volume bilingue latin-français de la collection Les Petits Latins, Robert Delord nous fait l'honneur d'un entretien exclusif pour nous faire descendre dans l'arène, à la rencontre des héros populaires que sont les gladiateurs.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?

Robert Delord : Même si l'exercice n'est pas évident, je dirais que je suis un bricoleur curieux de tout et passionné d'Antiquité qui essaie de transmettre sa passion au plus grand nombre. Ayant une légère tendance à l'hyperactivité d'après mes proches, je suis tour à tour papa poule, auteur, conférencier, formateur, musicien, jardinier, graphiste, collectionneur, cuisinier, menuisier, autonomiste, créateur, mais toujours enseignant dans l'âme.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?

R. D. : Les premières rencontres déterminantes qui ont tracé mon parcours sont les enseignants de lettres que j'ai eus dans le collège et le lycée de zone d'éducation prioritaire où j'ai fait mes études. Il y bien sûr mes enseignants de latin et de grec, Mme François et M. Constantin, mais aussi mes enseignants de français, Mme Larcher, M. Dunand et Mme Maurice, qui ont réussi à me donner le goût des mots, de la langue et de la littérature. J'ai également eu la chance d'avoir d'excellents enseignants à l'université Lumière Lyon 2 qui ont encore renforcé mon tropisme antique. Je pense à Guy Sabbah, Jean-François Berthet et Pascale Brillet-Dubois pour ne citer qu'eux. Enfin, je ne peux pas ne pas citer Pascal Charvet qui - je dois l'avouer - a toujours été mon modèle pour son engagement et sa ténacité à défendre l'enseignement des langues anciennes en France, un très grand monsieur.

Pour ce qui est des rencontres de papier, même si je lis des choses très variées aujourd'hui allant de la littérature jeunesse aux essais, mes deux figures tutélaires sont Voltaire et Boris Vian, ces deux génies qui ont su transmettre un contenu profond dans une forme à la fois simple, enjouée et provocatrice.

 

L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?

R. D. : Collège et lycée en zone d'éducation prioritaire qui proposaient tout de même les langues anciennes à leurs élèves. Deug, licence et maîtrise de lettres classiques à l'université Lumière Lyon 2 (dans les beaux bâtiments sur les quais du Rhône, très peu dans les préfabriqués du campus de Bron). Enfin, les fastidieux concours de recrutement de l'Education Nationale, tout en créant, dès 2000, le site Internet de Lettres Classiques de Lyon 2, Bibliotheca Latina Lugudunensis, qui n'a malheureusement pas été assez soutenu pour devenir un site incontournable.

 

L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?

R. D. : Malheureursement, je fais partie de cette génération qui a commencé l'étude du latin en traduisant - ou plutôt en tentant de traduire – des chapitres entiers de la Guerre des Gaules. Du latin au kilomètre. J'ai dû attendre le lycée pour réellement m'épanouir intellectuellement avec la traduction d'extraits de tragédies grecques et surtout de poèmes des élégiaques latins. Heureusement, l'enseignement des langues anciennes a bien évolué ces trente dernières années et il propose une découverte bien plus vaste et originale du monde antique.

 

L.V.D.C. : Avez-vous pratiqué, et/ou pratiquez-vous encore, l'exercice formateur du « petit latin » ? Quels auteurs vous ont accompagné ?

R. D. : Je pratique le petit latin depuis l'université où j'ai repris l'étude du latin et du grec ancien au niveau débutant de façon à me remettre à niveau. Ce petit rituel quasi-quotidien de dix-quinze minutes est le meilleur exercice qui soit pour faire rapidement de gros progrès en latin ou en grec. En terme d'efficacité, je comparerais cela aux applications d'apprentissage des langues vivantes qui existe aujourd'hui sur nos téléphones. En y passant quelques minutes par jour, on acquiert du vocabulaire, on retient les constructions de phrases et on développe de nombreux automatismes. J'invite d'ailleurs toutes celles et tous ceux qui souhaitent pratiquer cet exercice à utiliser les quelque 250 textes d'auteurs latins et grecs en traductions juxtalinéaires disponibles sur le site d'Arrête ton char. C'est une mine d'or !

 

L.V.D.C. : Écrire un ouvrage dont une partie non négligeable est en latin, était-ce un défi pour vous ? Est-ce un exercice similaire à celui du thème latin, qui doit vous être familier ?

R. D. : Je n'irai pas jusqu'à appeler cela un défi, mais je dirais que c'était une nouveauté. Même si un professeur de lettres classiques est habitué à couper, adapter, voire simplifier les textes d'auteurs qu'il propose à ses élèves, rédiger un texte long en latin sur une thématique donnée est un exercice peu courant.

Pour différentes raisons, cet exercice est assez éloigné du thème latin. En effet, les Petits Latins ont été pensés pour faire lire du latin à des élèves de collège et lycée ou à des personnes souhaitant se (re-)mettre au latin. Aussi, le texte se doit-il d'être simple et fluide à lire, tout en restant exigent avec le vocabulaire, la morphologie et la syntaxe du latin.

Dans le cas de Gladiator, difficile de présenter le monde de la gladiature avec un vocabulaire classique de thème latin purement cicéronien ou césarien, quand la très grande majorité des descriptions que nous en avons est d'époque impériale.

 

L.V.D.C. : Comment ce livre s'inscrit dans votre engagement pour les langues anciennes, auxquelles vous avez par exemple consacré Mordicus ? La situation que vous décriviez alors s'est-elle développée ?

R. D. : La rédaction des ouvrages de la collection des Petits latins est déjà un engagement de longue date. Le projet a vu le jour en 2018, moins d'un an après que notre association Arrête Ton Char a obtenu du Ministre de l'éducation nationale lui-même, la modification des programmes de latin et du grec ancien pour que des textes en latin construit puissent être utilisés en classe en plus des textes d'auteurs antiques. Avant notre intervention, l'enseignement des langues anciennes était arc-bouté sur le dogme des textes authentiques d'auteurs souvent inaccessibles aux latinistes débutants. Cette situation était en totale contradiction avec ce qui se passe dans beaucoup d'autres pays européens où l'enseignement des langues anciennes est très dynamique sans toutefois négliger les auteurs anciens.

Le premier volume que j'ai commencé à écrire il y a six ans sur les dieux de l'Olympe est encore à paraître et un second tome consacré aux courses de chars devrait compléter Gladiator dans le courant de l'année.

Hélas, malgré les déclarations d'amour des ministres successifs, la situation des langues anciennes à l'école française s'est encore dégradée. La réforme du lycée de 2019 a vu la création d'un enseignement de spécialité Langues, Littératures et Cultures de l'Antiquité qui aurait pu créer des vocations s'il n'avait été massivement supprimé pour des raisons budgétaires dès la rentrée suivante. La nouvelle réforme du collège engagée en 2023, toujours à budget constant, va rogner dès l'an prochain sur les heures et les groupes de latin et de grec ancien, tout cela dans l'unique but de créer des groupes de niveaux en français et mathématiques dont tous les spécialistes de terrain s'accordent à dire qu'ils ne règleront aucun problème mais renforceront la stigmatisation des élèves les plus fragiles qui seront donc triés dès l'âge de dix ans pour être orientés de facto vers des filière pré-professionnalisantes.

Cette année encore, 70% des postes de lettres classiques ouverts aux concours n'ont pas été pourvus. Après avoir tenté de faire disparaître les langues anciennes en réduisant le nombre d'élèves volontaires pour suivre ces enseignements, le pouvoir a semble-t-il décidé d'opter pour le tarissement du vivier des enseignants de lettres classiques afin de justifier in fine la suppression de ces disciplines. Sans action des intellectuels, des enseignants et du grand public auprès du politique, le sort des langues anciennes en France sera réglé d'ici dix ans.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les différentes étapes dans l'écriture de Gladiator ?

R. D. : Le volume Gladiator se voulant moins narratif et plus documentaire que les autres volumes de la collection, j'ai commencé par rassembler un maximum d'extraits d'auteurs antiques évoquant la gladiature, puis je me suis imposé la lecture de nombreux ouvrages sur la gladiature et les jeux du cirque afin que mon livre reflète l'état de la recherche le plus récent.

Pour l'écriture, j'ai naturellement commencé à écrire en latin. En effet, pour que l'ouvrage « sonne latin », il m'a semblé qu'il fallait essayer de penser et d'écrire le livre en latin et d'établir sa traduction en français seulement à la fin.

Dans Gladiator, j'évoque d'abord les origines supposées de la gladiature. Je décris ensuite l'amphithéâtre où avaient lieu les combats. Je passe en revue les différents types de spectacles, de gladiateurs et d'équipements. Je raconte le déroulement d'un combat et son issue pour les combattants. Enfin, je termine en présentant des combats mémorables à Rome et les autres spectacles donnés dans l'amphithéâtre.

 

L.V.D.C. : Comme le relève Julie Wojciechowski dans sa recension, votre ouvrage se présente avant tout comme un documentaire qui présente plusieurs aspects de la gladiature antique, à la différence de nombre d'autres volumes de la collection qui sont pensés comme des récits fictifs inspirés par la mythologie ou l'histoire romaines. Pourquoi ce choix ?

R. D. : J'ai fait le choix d'un ouvrage essentiellement documentaire car la gladiature est un aspect de la civilisation romaine qui fascine le grand public mais a donné lieu à de nombreux clichés et erreurs historiques véhiculés notamment par le genre cinématographique du péplum et aujourd'hui par la culture populaire (epic movies, BD, séries télévisées, publicité...). Il me semblait donc important de revenir sur toutes ces fausses idées qui entourent les gladiateurs.

La deuxième raison de ce choix repose sur le fait que les auteurs antiques nous ont finalement laissé assez peu d'informations sur la vie des gladiateurs. Le professeur de latin qui veut aborder ce thème avec ses élèves doit se contenter de quelques vers de Martial, quelques lignes de Cicéron ou des critiques sévères des auteurs chrétiens comme Saint-Augustin ou Tertullien, mais rien de véritablement précis sur l'origine, le déroulement et la technique des combats de gladiateurs. J'ai voulu proposer à mes collègues un petit volume qui présenterait de façon simple mais assez complète chacun de ces aspects dans une langue latine accessible.

 

L.V.D.C. : Vous vous intéressez également beaucoup à la réception de l'Antiquité gréco-romaine dans la culture populaire contemporaine : quel film et/ou quelle série recommanderiez-vous au lecteur qui voudrait visionner une bonne représentation de la gladiature antique pour prolonger sa lecture ?

R. D. : Il existe beaucoup de films portant sur la gladiature, depuis les premiers péplums au début du XXe s. en passant par l'apogée des films de gladiateurs dans les années 1960 (avec Spartacus de Kubrick en 1960 et une quinzaine de péplums sur la gladiature pour la seule année 1964 !) et jusqu'au revival du peplum qu'a représenté le film Gladiator de Ridley Scott en 2000. Cependant, on ne peut pas regarder ces films en espérant y trouver grand chose de réaliste ou d'historique. Ridley Scott lui-même, bien avant la polémique qu'a suscité son fim Napoléon dans la communauté des historiens, affirmait que Gladiator n'était pas un fim historique, mais un hommage aux peintres pompiers comme Jean-Léon Gérôme qui a peint dans la deuxième moitié du XIXe s. les deux tableaux qui allaient lancer l'engouement pour les gladiateurs (Ave Caesar, Morituri te salutant ! en 1859 et Pollice verso en 1872) mais également un certain nombre de clichés ayant la vie dure encore aujourd'hui.

Je ne conseillerais pas non plus la série télévisée Spartacus sortie en 2010, qui, si elle raconte les aventures d'un gladiateur, s'inspire trop du goût pour les scènes érotiques et pour l'hémoglobine à la mode depuis la série Rome (2005) et l'epic movie 300 (2007) pour s'embarrasser d'une quelconque vraissemblance historique.

Le seul film de gladiateurs qui ne maltraite pas trop les connaissances historiques que nous en avons est le docu-fiction Gladiateurs de Tilman Remme produit par la BBC en 2004.

 

L.V.D.C. : Votre ouvrage peut notamment être utilisé par les enseignants de latin du secondaire français : avec quels niveaux Gladiator peut-il être utilisé, et dans quels objets d'étude s'insère-t-il ?

R. D. : Pour sa version bilingue, l'ouvrage peut-être utilisé dès le début du collège. Pour ce qui est de la version latine, je conseille l'ouvrage à partir du niveau quatrième. Pour l'étranger et notamment les pays voisins aux horaires de latin plus conséquents (je pense notamment au Luxembourg et à une partie de la Suisse), le texte latin doit même être lisible dès la fin de la première année de latin.

Gladiator aura tout à fait sa place dans le cours de latin de quatrième pour travailler l'objet d'étude sur les loisirs à Rome.

 

L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : parmi tous les clichés qui circulent dans la pop culture autour des gladiateurs, quel est celui qui vous semble le loufoque ?

R. D. : Le cliché qui me fait le plus bondir dans la représentation des gladiateurs au cinéma ou dans la culture populaire est le moment du combat. En effet, on voit généralement des combats sans arbitre et sans règles avec des gladiateurs qui bondissent, font des sauts de cabri ou de grands moulinets avec leurs épées sans discontinuer pendant de longues minutes. Il faut avoir participé au moins une fois dans sa vie à un atelier de reconstitution archéologique (voir, par exemple, ce que propose la compagnie Acta) pour se rendre compte qu'avec une épée qui pesait près de 2kg, un casque encombrant qui pesait jusqu'à 4kg, un grand bouclier qui pouvait peser 6 ou 7 kg, sans oublier tous les autres équipements parfois très rigides (cuirasse, manique, protections de jambe...), un gladiateur ne pouvait se permettre de telles fantaisies.