Entretien étymologique avec Andrea Marcolongo

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(photo © Nikos Aliagas)

LES MOTS EN RESISTANCE

En exclusivité pour La Vie des Classiques, l'écrivaine helléniste Andrea Marcolongo nous parle de son tout nouvel ouvrage, Etymologies pour survivre au chaos qui sort aujourd'hui aux Belles Lettres.

LVDC.— Merveille à voir, comme l’écrivait Hésiode, ton nouveau livre, Étymologies pour survivre du chaos, pour sa version française du moins,  a vécu le confinement, il a partagé notre expérience : comme toi, comme moi, comme nous il a vécu confiné, enfermé dans des stocks, des boîtes, des cartons dans l’impatiente patience que nous avons souffert et aujourd’hui il sort, enfin, dans une atmosphère de menace permanente 

Le premier mot qu’il prononce est « chaos » : pourquoi?

ANDREA MARCOLONGO.—       « Au début, c'était le chaos » — en grec χάος. Pour traduire en d'autres termes les mots d'Hésiode, tout ce qui, « au début », s'est avéré nécessaire n'était pas "le mot" (qui serait venu peu après, apportant avec lui son force créatrice), mais la responsabilité de mettre de l'ordre dans l'éventail des possibilités infinies offertes par l'existant.

            Le chaos décrit par Hésiode n'était rien d'autre que la matière informe et rugueuse à laquelle puiser la pensée. Ou, pour le dire dans les mots de Michel-Ange, en donnant forme à partir de l'ensemble et en procédant non par addition, mais par soustraction : par « l'arte di levare ».

            Exactement ce qui est nécessaire lorsque nos pensées sont étymologiquement confuses, du latin confundere, ou « fusionner », « mélanger », un lemme qui résulte de l'union du préfixe cum, « avec » et du verbe fundere, « verser ». Jeter des ingrédients différents et complètement aléatoires dans un chaudron, les faire bouillir pendant des heures et attendre de voir le résultat, comme si nous étions des alchimistes improvisés de l’existence.

Ce livre « partageur de destin » est bouleversant en bien des points, notamment par son caractère visionnaire car les mots que tu nous donnes résonne d’une actualité essentielle : il me semble plus adapté maintenant qu’au moment où il aurait dû sortir. As-tu la même impression? 

            Je ne peux pas décrire exactement comment et quand ce livre est né.

Bien sûr, je me souviens quand j'ai commencé à l'écrire concrètement — c'est à ce moment-là que mes doigts ont commencé à pianoter sur l'ordinateur et mon bureau était bondé de manuels et de dictionnaires — mais je n'ai aucun souvenir quand j'ai commencé à « penser à l'écrire ».

De plus, je ne suis pas convaincue que les livres obéissent aux mêmes logiques temporelles de tout ce qui n'est pas destiné à finir sur la page. Surtout, en écrivant sur les classiques, j’espère que mes pages ne sont pas liées à un moment historique spécifique ou qui semblent oraculaires, mais qu'elles peuvent répondre aux besoins individuels de chacun.

Tu proposes une vision très originale de l’étymologie, existentielle quasi : l’étymologie n’est pas apprendre l’histoire d’un mot, mais une manière de se trouver, de se construire, de grandir soi-même : comment est-ce possible ? Sommes -nous esclaves de nos mots ?

            Il n'est pas possible d'écrire uniquement sur les étymologies (sauf si on compile un dictionnaire, ce dont ce livre n'a pas la prétention). Pourtant on écrit — et on vit, du moins moi— grâce aux étymologies. Plus concrètement : les étymologies ne sont pas un thème d'écriture choisi parmi mille autres. Ils sont plutôt une méthode, un moyen de raconter mille thèmes possibles.

            Dans mon cas ( pour des raisons évidentes d'espace, même si ce livre j’aurais voulu ne jamais le terminer ), ils sont quatre-vingt-dix-neuf les mots que j'ai choisis d'apporter dans ce lexique contemporain et rebelle, du grec λεξικόν, une « histoire de mots ». Mon but n'était pas le jeu facile de comparer, à travers les étymologies, le temps ancien et le temps présent, parmi lesquels je ne vois aucune différence si nous étudions le langage comme une particularité humaine. Je n'avais pas non plus l'intention de faire montre d’érudition — les dictionnaires ont été compilés pendant des siècles, si vous recherchez des citations savantes, il suffit de les consulter.

            Je crois fermement que les mots sont le ciseau qui sculpte notre pensée et donne forme à la réalité. J’ai voulu essayer de déchiffrer la réalité à partir des mots que nous utilisons pour la nommer. En inversant la perspective, chasser les mots a rendu la réalité plus compréhensible pour moi ce qui était si confus. Grâce à cela, j'ai alors pu agir.

Tu attaches beaucoup d’importance aux couleurs : pourquoi ? Pourquoi les mots sont rouges, rose ou indigo ?

            Puisqu'il s'agit de « sentir » les mots plutôt que de les étudier, j'ai tenté de réorganiser les termes en utilisant des couleurs grecques — elles sont le titre de chaque chapitre du livre — des nuances qui se réfèrent plus aux perceptions humaines qu'au miroir chromatique communément compris.

            Toujours difficile à traduire, je pensais que l'absence de lumière ou son éclat, la complexité ou la simplicité enfermée dans les mots grecs pour indiquer les couleurs, la métaphore étymologique — de μεταϕέρω ( métaphèrō ), « transférer » — pour mieux révéler le sentiment linguistique que chaque étymologie apporte.

            J'espère que la découverte de chacun de ces quatre-vingt-dix-neuf mots pourra être un régal d'étonnement, de beauté et de curiosité pour vous comme pour moi d'écrire ce livre - un véritable symposium de significations et de prise de conscience.

Une autre originalité est que tu parles d’étymologies dans plusieurs langues : c’est très déconcertant et original pour un lecteur français.  Pourquoi ce choix ? T’es-tu inspirée d’autres ouvrages ? 

            Je ne sais pas si j'aurais eu le même courage de commencer mon voyage à travers la merveille de la langue si je n'avais pas lu Jacqueline de Romilly. En 1988, elle recueille dans un livre intitulé Dans le jardin des motsles notes et les écrits d'une curieuse vie consacrée à la remise en cause des étymologies. Grâce à Romilly je me sentais moins seule et moins bizarre ; c'est pourquoi la source des mots, ce livre, lui est dédiée.

            Enfin, lors de l'écriture, je me suis fixée une règle : choisir librement les mots à dire, en ne sélectionnant que ceux qui m'ont donné un véritable goût, même pour langues différentes. Le lecteur ne trouvera donc pas d'ordre alphabétique, mais pourra lire les mots du dernier au premier ou les dessiner complètement au hasard, en suivant l'histoire.

Nous sommes aujourd’hui si bouleversés que nous n’osons plus envisager de destin, de futur, mais parlons comme des petits enfants de « monde d’avant » et de « monde d’après ». Nous perdons nos mots comme tu le soulignes. Comment étymologiquement retrouver le sens du temps, du passé, du présent et du futur ? 

            Le soin des mots n'est rien d'autre que le soin de nous-mêmes et de ceux qui nous entourent.

Le choix d'articuler notre discours avec la conscience de sa valeur — et de sa puissance — transforme chaque être humain en « jardinier » d'abord de ses pensées puis de ses actions.

Plus nous aurons de mots pour appeler la réalité par son nom, plus les fleurs et les arbres rendront notre parc intime accueillant et séduisant.

            Nous pourrons marcher dans les jours de joie, en admirant leurs couleurs et leurs senteurs ; se réfugier sous le feuillage d'une plante solide, peut-être centenaire, si le soleil est trop fort ; étalez une nappe à carreaux sur de l'herbe fraîchement coupée  pour lire un bon livre.

            Saison après saison, nous serons heureux de communiquer ou de partager notre jardin avec les autres: inviter des amis, des amoureux, des proches à admirer sa beauté ou à pique-niquer, à n'accueillir que des visiteurs éphémères pour leur offrir un fruit mûr.

La tentation est grande aujourd’hui de céder à la nostalgie : faut-il étymologiquement le faire ?

            Les Anciens savaient que la vie est une obligation morale à accomplir dans la plénitude et la dignité. Tout d'abord, grâce aux mots pour nommer le réel.

Ils croyaient fermement qu'il y avait une parfaite coïncidence entre le signifiant et le sens, entre le nom et la réalité grâce à la capacité de le dire, ce réel.

L'inverse était également vrai, bien sûr: si quelque chose n'avait pas de nom, ou n'était pas prononcé par lâcheté, alors en fait, il n'existait pas.

"Ne dites pas" (ou "maldire", c'est-à-dire de manière bâclée) ne signifie pas que quelque chose n'est pas réel ou que cela ne s'est jamais vraiment produit, mais que, sans nom et sans mots, il n'est pas là, hic et nunc, entre nous. Oui, il existe, mais par contumace.

            L'adjectif grec ἔτυμος (etymos) signifie « vrai », « réel », « authentique » : d'où le mot étymologie, inventé pour définir la pratique de la connaissance du monde à travers l'origine des mots que nous utilisons.

Elle apporte avec elle toute la puissance des λόγος (lògos), une conception philosophique qui, du verbe λέγω (légο), signifie, dans cet ordre exact et incontournable : penser pour comprendre. Et seulement après ce processus, on pourra vraimentdire.

Parmi les multiples références, personnelles, littéraires ou historiques qui figurent dans ce livre trois visages féminins, combattifs et bienveillants, émergent : Woolf, Yourcenar, Romilly. On peut en ajouter un, imaginaire, celui d’Alice. Que t’ont apportée  ces femmes que tu nous présentes à des âges différents ? Si tu devais choisir un mot pour chacune d’elles ce serait lequel?

            J'ai été surprise et étonnée de découvrir la fidélité avec laquelle les femmes écrivains ont respecté le sens le plus intime mots. Si j'ai déjà parlé de Jacqueline de Romilly et le lecteur connais déjà peut-être ma vénération pour Marguerite Yourcenar, j’ai aimé découvrir combien des référence de linguistique sont contenues dans le célèbre roman de Lewis Carrol, Les Aventures d'Alice au pays des merveilles. Là où la petite Alice rencontre le personnage d’Humpty Dumptyil apparait que le vrai pays des merveilles soit chez les étymologies des mots avec toute la richesse de nommer.

Comment survivre au chaos avec des mots ? Comment l’étymologie peut-elle donner du sens pour orienter le sens de notre vie ?

            Ceux qui croient que recourir à l'étymologie pour déchiffrer la réalité est un passe-temps inoffensif ou une perte de temps, seront déçus : l'étymologie a toujours signifié militantisme et résistance à la fois. Aux accidents de la vie et aux taches du monde.

            Il faut un grand courage, de la franchise et un pacte révolutionnaire de véritable loyauté lorsque les réalités sont entre nos mains : elles ne sont pas du tout fragiles comme elles peuvent paraître à première vue, mais solides et indélébiles dans leur présence vivante dans les mots que nous utilisons tous les jours. Elle sont faites de pierre, non de poussière.

            Les étymologies nous obligent à nous révéler, à nous comprendre, à nous dépouiller de mille excuses et à être, à notre tour, des étymons de nos vies : hommes et femmes réels, authentiques et fidèles.

            Nous payons tous un devoir pour ce que nous nous sommes permis de devenir grâce à nos paroles — le devoir, tout simplement, c'est la vie que nous menons.

Trop souvent, nous nous demandons avec obsession quel est le prix de la vérité, oubliant à quel point le coût des mensonges est élevé.

Et toi, quel est le premier mot aujourd’hui que tu veux donner à tes lecteurs français ?

            Paradoxalement, la première étymologie que j'ai écrite dans ma vie ne fait pas partie des quatre vingt dix neuf mentionnés par le titre de mon livre.

C’est celle du bizarre, ce qui ne veut pas du tout dire extravagante ou pire fou, comme me disent parfois mes gentils amis.

            En fait, bizarre est un mot prodigieux: il dérive d'une onomatopée romaine pour indiquer le biz biz biz d'un insecte gênant qui bourdonne autour de nous les soirs d'été, lorsque nous nous asseyons en attendant un coucher de soleil paresseux et soudain le bourdon arrive, l'aiguillon qui nous fait sauter dans le fauteuil et nous réveille de l'engourdissement. Ici, pour moi, c'est ce bizarre que l'art des étymologies apporte: sentir l’aiguille d’un sens que nous avions perdu dans le chaos et se découvrir prêt à piquer, à notre tour pour pincer la réalité dans laquelle nous vivons.

            Parce que peu importe ce qui se passe, c’est ce qu’on fait de ce qui se passe qui est urgent. Surtout comptent les mots pour le dire.

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