Grand Écart — Lucrèce et le J.T.

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

On s’abandonne parfois le soir aux charmes délétères du journal télévisé. Les deux principales chaînes ne se distinguent pas nettement, mais l’une semble marquer une préférence pour les grands phénomènes météorologiques, tandis que l’autre fait une part plus belle à la politique intérieure et aux nouvelles internationales. Vous reconnaissez votre faible pour les images évoquant les caprices du temps, et en particulier les inondations : cette poésie catastrophique des fleuves qui débordent, les arbres noyés jusqu’aux branches, les maisons envahies par les eaux en crue, le désarroi de leurs occupants obligés de fuir en barque et qui, une fois l’alerte passée, montrent en soupirant leur logement dévasté, les meubles souillés, les tapisseries à refaire, tout cela procure un étrange plaisir : et vous plaignez sincèrement ces pauvres gens qui ont tout perdu, avant de reprendre un peu de tisane en vous lovant sur le canapé bien sec. La séquence qui suit, donnant à voir un pays ravagé par la guerre, avec tous ces réfugiés qui fuient sous les bombes, provoque en vous un sentiment assez voisin, où l’horreur initiale n’est guère séparable d’une béatitude moins avouée : celle d’avoir la chance d’être né dans un pays en paix, bien loin de ces convulsions désastreuses ; et pour finir le débat mettant aux prises un ministre et le représentant de l’opposition vous conforte dans l’idée que la vie politique présente un bien curieux spectacle, auquel décidément vous n’aimeriez pas participer…

Et puis vous tombez sur ce passage fort connu de Lucrèce :

« Il est doux, quand sur la vaste mer les flots sont agités par les vents, d’assister de la terre à la détresse d’autrui : non parce que le tourment d’un homme constitue un plaisir agréable, mais parce qu’il est doux de voir à quels maux soi-même on échappe. Il est également doux d’observer les grandes batailles disposées à travers les plaines, sans avoir part au danger. Mais rien n’est plus doux que d’occuper les temples élevés bien protégés par la doctrine sereine des sages, d’où l’on peut dominer les autres et les voir errer çà et là, chercher à l’aventure le chemin de la vie, rivaliser de génie, se battre pour la célébrité, et s’efforcer jour et nuit par un effort supérieur d’accéder au comble des richesses et de s’emparer du pouvoir… » ​(1)

Et vous constatez non sans étonnement que Lucrèce, présentant le bonheur épicurien, décrit très exactement ce que vous venez d’éprouver en regardant le journal télévisé. Les disciples d’Épicure, invités à regarder le monde en spectateurs, bien à l’abri derrière leur doctrine, ne savaient pas que des siècles plus tard on inventerait une machine qui aurait un effet similaire, et permettrait à tout un chacun d’observer les grands bouleversements de l’humanité protégés par un écran : une machine à bonheur en somme qui, démultipliant à l’échelle de la planète les différents malheurs des hommes, dispenserait tous les jours, ad libitum, ce singulier agrément qu’on éprouve à contempler les maux qui ravagent la vie des autres. Lucrèce a peut-être assisté à un ou deux naufrages et, qui sait ? été témoin d’une ou deux batailles ; mais nous autres téléspectateurs avons le privilège d’aller virtuellement partout dans le monde pour pouvoir profiter de toutes les calamités, dont nous faisons, au moment du repas, notre pain quotidien…

Faut-il s’arrêter là ? Peut-être que non. Les références de Lucrèce à la bourrasque et aux combats constituent d’abord des images : la tempête renvoie métaphoriquement aux agitations de l’existence, l’affrontement militaire aux luttes incessantes liées à la vie politique et sociale. Si parlantes que soient ces images, elles ont d’abord une valeur symbolique et pédagogique, et c’est bien par un travail intellectuel, c’est-à-dire par l’étude de la doctrine, que l’épicurien parviendra au bonheur convoité. L’image du journal télévisé, elle, n’est pas de même nature, elle capte le réel, et sa force est inséparable de cette dimension réaliste qui suscite directement l’émotion. Elle ne prétend nullement à la dimension métaphorique, mais en revanche prend insidieusement une valeur métonymique : le téléspectateur, voyant une manifestation sur une place d’Athènes, s’imagine la Grèce entière à feu et à sang ; un incendie dans une forêt des Maures, et c’est tout le Midi qui brûle dans sa tête. On ne sort pas indemne de toutes ces catastrophes, violences aveugles, problèmes sociaux, maladies contagieuses, dont le journal nous présente le spectacle continu. Si le temple de la doctrine, espace sacré, protégeait efficacement la sérénité du sage épicurien, il n’en va pas de même pour la télévision : le petit écran, désespérément profane, loin de constituer un abri, devient poreux. Au sentiment délicieux d’échapper aux malheurs finit par se substituer, du fait de leur accumulation, une impression diffuse d’insécurité : le flot des calamités se répand au cœur de notre espace intime, trop tard, nous sommes cernés…

À bien y réfléchir, pour être heureux, il est plus sûr de lire Lucrèce que de regarder le journal de 20h…

J.-P. P.

​(1) De rerum natura, livre II vers 1 à 13

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