L’herbe est-elle plus verte ailleurs ? L’enseignement du Grec et du Latin aux Pays-Bas

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Les Classiques entre prospérité et crise — L’enseignement du Grec et du Latin aux Pays-Bas

Bas van Bommel

À première vue, l’enseignement des langues anciennes aux Pays-Bas semble en pleine croissance en ce début de XXIe siècle. Les établissements classiques – appelés ‘gymnasia’ – ont été pensés selon un modèle sans doute unique au monde, dans la mesure où l’enseignement proposé repose en grande partie sur l’apprentissage des langues anciennes[1]. Tous les élèves y étudient le latin et le grec durant trois années à partir de douze ans, avec en moyenne un enseignement de deux à trois heures par semaine et par langue[2]. Ensuite, ils ont la possibilité d’abandonner l’une des deux langues pour se consacrer à l’autre pendant trois années supplémentaires[3]. Ils suivent alors entre quatre et six heures de cours par semaine consacrées soit au grec, soit au latin (ou entre huit et douze heures pour les deux disciplines), ainsi qu’à l’enseignement des cultures antiques. L’enseignement dit « classique » constitue donc le tronc de leur formation : une situation presque sans équivalent dans le monde.

En outre, les gymnasia néerlandais connaissent une fréquentation plus que satisfaisante : depuis le début des années 1990, le nombre d’élèves choisissant le latin ou le grec comme matières principales a bondi de 6 500 à plus de 10 000 en 2015 (plus d’un tiers des élèves avaient alors choisi le grec). De ce fait, environ un lycéen sur quatre au Pays-Bas suit sa scolarité dans un gymnasium. De nombreux établissements qui proposent l’enseignement des langues et civilisation anciennes et accueillent aujourd’hui près de 1 000 étudiants ont vu leur fréquentation doubler dans les vingt dernières années. Cet engouement pour l’éducation classique ne transparait pas, toutefois, dans les chiffres de l’enseignement supérieur. Sur les cinq universités néerlandaises qui proposent un cursus de lettres classiques (Leyde, deux universités à Amsterdam, Groningue et Nimègue), on compte pour les 25 dernières années un nombre moyen de 250 à 350 étudiants par année. La hausse spectaculaire de la fréquentation des matières classiques reste donc cantonnée aux établissements secondaires.

Programmes d’étude

Durant les trois premières années du gymnasium, le grec et le latin sont généralement enseignés à l’aide d’un manuel permettant aux élèves d’acquérir les bases morphologiques et syntaxiques selon une méthode progressive et systématique. Les textes étudiés sont souvent – en particulier pour les niveaux plus avancés – des versions adaptées ou simplifiées de textes classiques. En général, les manuels scolaires accordent également une très grande place aux sujets de contexte, comme la mythologie, l’histoire, et l’histoire des religions. De la quatrième à la sixième année d’étude, l’accent est mis sur la lecture de textes originaux non modifiés. Les textes non-classiques – Antiquité tardive, moyen-âge ou Renaissance – ne sont presque jamais étudiés dans les établissements néerlandais. Durant leur sixième et dernière année, les élèves passent à la fois un examen de fin d’études propre à leur établissement, et un examen d’État. Pour l’examen de fin d’étude, les établissement sont libres de choisir les auteurs qu’ils veulent, à condition que la totalité des textes étudiés durant l’année correspondent à environ 30 pages d’Oxford Classical Texts (OCT) et que au moins deux genres prosaïques et deux genres poétiques soient représentés. L’examen d’État repose pour sa part chaque année sur un auteur unique, choisi par un comité national. Environ 20 pages OCT de cet auteur sont étudiées par tous les élèves au cours de l’année, ainsi que l’équivalent de 45 pages en traduction. L’examen se divise alors en deux épreuves : des questions sur un texte préparé durant l’année et la version d’un texte du même auteur, non étudié durant l’année. La note finale obtenue par les élèves est la moyenne de celle de l’examen d’établissement et de celle de l’examen d’État.

Le problème de la langue

Même si les gymnasia néerlandais sont beaucoup fréquentés, ce serait sans doute faire fausse route que d’attribuer leur popularité à un intérêt accru pour les langues anciennes. L’augmentation récente des effectifs de ces établissements est principalement observée dans les collèges et lycées qui dispensent un enseignement classique obligatoire (par opposition aux établissements qui proposent un apprentissage des langues anciennes facultatif). Ces gymnasia sont souvent très haut placés dans les classements et proposent avant tout un environnement sûr et culturellement homogène, ce qui attire de plus en plus de parents d’élèves, à l’heure où le pays connaît des tensions sociales et interculturelles majeures. D’ailleurs, l’enseignement des matières classiques lui-même est loin d’être un succès. Le cœur du problème réside dans les méthodes d’apprentissage utilisées : depuis de nombreuses années, environ quatre élèves sur dix échouent à l’épreuve de version latine de l’examen d’État. Entre 2005 et 2009, cette proportion est même montée au-dessus des 50 %[4]. En outre, la grande majorité des candidats qui valident officiellement leurs examens ont des notes à peine supérieures à la moyenne, ce qui dénote un apprentissage problématique. En d’autres termes, après six années passées à étudier le latin, un nombre écrasant d’élèves néerlandais sont encore incapables de traduire, dans un temps limité de 90 minutes et avec l’aide d’un dictionnaire, un passage d’environ 120 mots et d’une relative simplicité. Incontestablement, l’enseignement des langues anciennes aux Pays-Bas est inefficace et ne semble guère justifier la position proéminente des matières classiques dans le choix de cursus des élèves.

L’un des facteurs déterminants qui a fait que nous nous retrouvons actuellement dans cette situation – laquelle provoque à son tour des problèmes de motivation graves parmi les élèves du gymnasium néerlandais – est la réduction constante des heures d’enseignement depuis plusieurs décennies : avec la soi-disant loi « Mammoetwet » de 1968 – une loi qui a aboli le monopole du gymnasium pour l’admission universitaire –, le ratio traditionnel de 6 à 7 heures hebdomadaires d’apprentissage des langues a été réduit à 4 à 6 heures. En 1998, une nouvelle réforme visant à stimuler les élèves en leur permettant d’apprendre par eux-mêmes, a eu pour conséquence de réduire à nouveau de moitié les heures d’enseignement. Les résultats extrêmement faibles des années 2005-2009 ont toutefois conduit à un ajustement : en 2007, il a été décidé que 4 à 6 heures d’enseignement hebdomadaires seraient consacrées à l’apprentissage des langues et des cultures[5]. Mais l’inefficacité du système d’enseignement des langues anciennes remonte à bien avant 1998, et quelques ajustements mineurs ne suffiront pas à combler ses failles. L’acquisition des langues est et demeure le talon d’Achille de l’enseignement classique néerlandais.

Réforme et débat

Dans le cadre de ce débat continu et brûlant, les classicistes ont été amenés à adopter en gros trois positions différentes. La première – la moins populaire – a été proposée par un comité national dépendant du Ministère de l’Éducation en 2009 à la suite des résultats désastreux constatés pour la période 2005-2009. Très critique envers la quantité jugée excessive de temps consacré à la pratique laborieuse de la traduction en rapport du peu de temps passé à étudier les civilisations antiques elles-mêmes, le comité a proposé un changement radical des études classiques. Dans cette perspective, même si les élèves continueraient d’apprendre les langues dans les trois premières années de leur formation, ils se verraient enseigner, à partir de la quatrième année, une matière intitulée « Grec ancien, Latin et Cultures de l’Antiquité », qui mettrait particulièrement l’accent sur l’histoire de l’Antiquité, avec des fragments de textes accompagnés de leur traduction néerlandaise. L’apprentissage avancé du Grec et du Latin deviendrait ainsi optionnel. Enfin, le comité a avancé l’idée de remédier aux difficultés des élèves en version en supprimant la traditionnelle épreuve de traduction lors des examens finaux. Lors de sa publication en 2009, le premier rapport du comité a rencontré une réaction massive d’indignation et de vives critiques. Le fait qu’un comité composé de classicistes professionnels (universitaires et enseignants) mandatés par l’État ait pu sérieusement envisager de contourner le problème des difficultés des élèves en version en supprimant purement et simplement l’exercice et en privant les élèves de toute confrontation avec les textes originaux a été considéré par beaucoup comme le « nadir » de toute l’histoire de l’enseignement classique néerlandais. Le comité avait, de toute évidence, grossièrement sous-estimé l’attachement des enseignants aux langues anciennes et la place centrale que celles-ci continuent d’occuper dans l’éducation traditionnelle. Les enseignants en activité ont donc fait pression pour empêcher la proposition du comité d’être validée par le Gouvernement néerlandais[6]. La situation actuelle, dès lors, directement issue de l’ajustement des heures d’enseignement de 2007, semble emporter l’adhésion de la plupart des classicistes néerlandais. En effet, le temps accordé à l’exercice-roi de l’étude des langues anciennes qu’est la version est considérablement plus important que lors des précédentes années. Cette situation toutefois, bien que largement préférable aux réformes proposées par le comité, a très peu de chances de résoudre le problème de la langue et de sa maîtrise. Six années de pratique soutenue de la traduction ne suffisent tout simplement pas aux élèves pour atteindre un niveau suffisant et profiter pleinement des textes et de la culture antiques. Le problème de l’efficacité de l’enseignement de la grammaire et des langues reste donc entier[7].

Le mouvement du latin vivant

Une solution totalement différente est développée depuis quelques années par une poignée de classicistes. Ceux-ci, de plus en plus nombreux, sont convaincus que l’inefficacité flagrante de l’enseignement actuel des langues anciennes n’est pas seulement due à la diminution progressive des heures de cours, mais aussi, et de façon plus significative encore, aux méthodes de traduction enseignées elles-mêmes. L’exercice de la traduction, soutiennent ces enseignants, enseignants, au lieu de mener les élèves à lire ou comprendre des textes classiques, leur demande de décomposer les phrases grecques et latines et d'identifier leurs composantes grammaticales (verbe, sujet, objet, etc.) de façon à pouvoir ensuite les restituer harmonieusement dans le cadre de la syntaxe néerlandaise.

Ces enseignants ont choisi, pour parvenir à cet objectif, d’enseigner le latin comme il l’a longuement été, selon les préceptes humanistes, depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle : tout simplement comme s’il s’agissait d’une langue vivante[8]. Utilisant essentiellement le célèbre manuel Familia Romana du latiniste et pédagogue danois Hans Ørberg (1920-2010), ces défenseurs d’une « viva Latinitas » enseignent le latin non pas en décomposant pour leurs élèves l’ordre grammatical et syntaxique des phrases, mais en leur faisant comprendre la langue par la langue. La pratique repose dès lors sur des séances consacrées à l’écoute, à l’usage, et à l’écriture du latin. Cet exercice actif de la langue s’appuie également sur une partie civilisationnelle[9].

Le latin vivant connaît un fort engouement aux Pays-Bas[10]. Actuellement, environ 20 écoles utilisent la méthode Ørberg[11], sans compter les écoles privées, les cours du soir ou les programmes de cours estivaux, qui donnent à cette méthode une visibilité de plus en plus grande[12]. En outre, de nombreux enseignants se réunissent désormais dans des cercles de conversation latine. Dans les dernières années, plusieurs de ces circuli Latine loquentium ont été fondés à Amsterdam, Leyde, Groningue et Nimègue[13]. En 2012, la ville d’Amsterdam a vu la création de l’« Athenaeum Illustre », une fondation dont le but est de réhabiliter l’étude de la littérature latine dans une perspective humaniste[14]. Chaque printemps, cette institution organise un festival national d’une durée de trois jours au cours desquels sont proposés des séances d’introduction à la langue latine, des conférences internationales en latin (avec des personnalités éminentes comme Luigi Miraglia, Wilfried Stroh, Stefan Busch, Christaen Laes et de nombreux autres).

Dans les années qui viennent, une compétition s’annonce donc entre la méthode classique d’enseignement par traduction des textes anciens et la méthode plus innovante (même si assez traditionnelle dans son essence) de latin vivant. Bien que la traduction classique soit porteuse de certaines vertus comme davantage de précision, de persévérance et de discipline, elle s’est également avérée monotone, ardue et intimidante pour nombre d’aspirants latinistes. Le latin vivant est donc sans doute la seule méthode capable de remédier à l’inefficacité des méthodes d’enseignement classiques – tout en créant davantage de temps pour l’étude de la culture antique – sans pour autant réduire l’importance de la compréhension interne du langage lui-même. Toutefois, pour que cette méthode dépasse l’engouement naissant dont elle est actuellement l’objet, beaucoup reste à accomplir : l’exercice traditionnel de la traduction est en effet ancré dans les pratiques depuis très longtemps. Le latin vivant représente-t-il l’avenir de cette langue non seulement étudiée, mais aimée et pratiquée depuis des siècles ? L’avenir seul nous le dira.


[1] Au Pays-Bas, l’appellation « gymnasium » est strictement réservée aux établissements qui proposent un programme de Grec et de Latin. Les quelques établissements qui enseignement uniquement le Latin n’ont pas le droit de se présenter comme « gymnasia ».

[2] Parfois cependant, l’enseignement du Grec peut ne commencer qu’à leur seconde, voire à leur troisième année.

[3] Seuls très peu d’élèves passent leur examen final avec le Grec et le Latin pour options.

[4] Les résultats pour le Grec sont légèrement moins dramatiques : un majorité d’échecs parmi les candidats a été recensée à une seule reprise, en 2007. La différence est probablement due au fait que le Grec est généralement choisi par des élèves plutôt motivés. Cela dit, le taux d’échec lors de l’épreuve finale de traduction grecque avoisine toujours les 35 %.

[5] Cette réforme bénéfique est probablement responsable des résultats légèrement en hausse observés pour les épreuves finales dans les années 2010-2015.

[6] La seule idée du comité ayant abouti à une réforme porte sur la question du KCV (Klassieke Culture Corming – Éducation Culturelle Classique) qui se concentrait essentiellement sur la culture antique et a été aboli en 2016 pour être intégré dans l’enseignement des langues à proprement parler. Dans la pratique, cette réforme devrait dégager de nombreuses heures pour permettre aux enseignants de travailler sur la traduction – exactement le contraire de ce que souhaitait le comité.

[7] Des propositions pour accroître l’efficacité de l’enseignement des langues classiques ont été faites régulièrement lors des décennies précédentes. Déjà en 1985, un comité officiel a proposé de supprimer l’épreuve de traduction de l’examen national – en vain. La mise en place d’un enseignement indépendant de KCV (voir note précédente) avait également pour objectif de remédier à l’accent porté sur la grammaire et la traduction.

[8] Ce n’est que depuis l’entre-deux guerres que la traduction de texte est devenue prépondérante dans l’enseignement des langues classiques, au détriment de méthodes souvent plus efficaces et plus naturelles comme l’écriture, l’écoute et la parole. Le travail de traduction de textes, malgré son apparence assez traditionnelle, est en fait assez récent.

[9] Bien que la plupart des adeptes de la Viva Latinitas sont désireux d’enseigner le Grec de la même façon, il n’existe à ce jour aucune école néerlandaise qui mette un tel enseignement en pratique. Il faut dire qu’il n’existe encore presque pas de méthode d’apprentissage appropriée.

[10] Les Pays-Bas ne sont pas seuls dans ce cas. Le latin vivant connaît une forte reprise dans de nombreux pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la République Tchèque, la Bulgarie et les Etats-Unis. Pour un compte-rendu de ce renouveau de l’apprentissage du latin, voir Wilfried Stroh, ‘Lebendiges Latein’ in Der Neue Pauly, Vol. 15, Stuttgart, Weimar 2001: 92-99 (http://www.latinitatis.com/latinitas/textus/latstroh2.htm).

[11] Par exemple au Cygnus Gymnasium d’Amsterdam.

[12] C’est le cas, par exemple, de l’école latine de Casper Porton (www.addisco.nl).

[13] Un état des lieux détaillé, voir http://www.addisco.nl/blog/circuli-latini.htm.

[14] Voir www.athenaeumillustre.org. En fait, l’Athenaeum Illustre est construit sur les cendres de l’ancienne académie de Latin de la ville du même nom, elle-même à l’origine de l’Université d’Amsterdam.