Le « mythe » de Thésée et l’anthropologie culturelle et sociale — par Claude Calame

Texte :

Sans doute connais-tu l’histoire du Labyrinthe de Crète ? Chaque année les anciens Grecs d’Athènes devaient envoyer à Cnossos sept jeunes filles et sept jeunes gens. Par Minos, le roi de Crète, ils étaient enfermés dans les méandres du Labyrinthe et le Minotaure, son fils à la tête de taureau, finissait par les dévorer.

Cette année-là, Thésée, le jeune fils du roi d’Athènes Égée, décida d’accompagner les filles et les garçons d’Athènes pour les sauver. Grâce à l’épée donnée par son père, il tua le cruel Minotaure et, avec le fil que lui avait donné la belle Ariane, la fille de Minos, il parvint à retrouver la sortie du Labyrinthe et à ramener à Athènes ses jeunes compagnons, sains et saufs.

Mais avant d’atteindre la Crète, le roi Minos avait lancé à Thésée un défi : il jette dans la mer un anneau d’or et demande au jeune héros de le ramener. L’Athénien plonge et dans les profondeurs de ce qui deviendra la mer Égée, il parvient dans le palais de son père divin, Poséidon. Il y est accueilli par les danses chorales des filles de Nérée et par sa belle-mère Amphitrite. À la place de l’anneau d’or de Minos, la déesse lui donne une couronne de roses et un vêtement de pourpre. Miraculeusement, Thésée réapparaît, brillant, sur le point du bateau et les sept jeunes filles et sept jeunes gens d’Athènes destinés au Minotaure fêtent leur compagnon par un chant et une danse ; ce chant de triomphe annonce la victoire dans le Labyrinthe.

Un fils de Minos mi-homme, mi-taureau ? Une belle jeune fille amoureuse d’un héros lumineux ? Un jeune homme qui dispose d’un père humain et d’un père divin ? Un plongeon marin et un sauvetage miraculeux ? Est-ce que ce n’est pas de la pure mythologie ?

De même que l’épisode du Minotaure, la scène du plongeon dans la mer de Crète nous est racontée par des poèmes et elle est représentée sur les vases. Ces poèmes étaient exécutés par un choeur, par un groupe de garçons ou de filles comme celui qui célèbre Thésée quand il réapparaît des profondeurs de la mer. Ces poèmes étaient chantés à Athènes, mais aussi à Délos, dans le sanctuaire d’Apollon. Là, auprès du temple du jeune dieu, les Athéniens célébraient le contrôle qu’ils avaient pris sur toutes les îles de la mer Egée. Jeunes gens et jeunes filles, comme autrefois, y chantaient les aventures de Thésée. La légende est politique.

Pour les jeunes Athéniens et les jeunes Athéniennes qui chantent les exploits du héros de leur cité en dansant au son de la lyre, ces belles histoires ne sont pas des mythes. Ils les ont apprises à l’école, par le chant et la musique. Ces récits poétiques, c’est l’histoire de leur cité ; c’est l’histoire pour eux bien réelle de ce jeune héros qui a créé la ville d’Athènes et qui a fondé la démocratie, de ce jeune homme qui, à Athènes, dispose d’un sanctuaire tout près de l’agora, tout près de la place publique.

Pourquoi ces histoires ? Pourquoi les objets et les figures qu’ils nous présentent ? Comment les poètes les mettaient-ils en scène ? Comment traduire ces mots grecs qui étaient chantés et comment reconstituer tous les effets qu’avait leur chant ? Qu’est-ce que c’est que cette culture athénienne qui fait vivre le présent par le passé ? Il existe bien d’autres sociétés où les mythes ne sont pas des mythes, mais des histoires vraies. C’est pour cela qu’elles te disent encore quelque chose et c’est pour cela que nous apprenons le grec : pour mieux les comprendre dans cette culture qui connaît plusieurs dieux (Athéna, Poséidon, Apollon...) ; dans cette culture où la poésie et le chant sont au centre de l’éducation et des garçons, les futurs citoyens et soldats, et des filles, les futures mères des citoyens. Cette étude d’une poésie musicale faite pour être chantée par des groupes de jeunes gens et de jeunes filles c’est l’un des objets de ce que l’on appelle l’ « anthropologie historique ». Elle te donne les moyens de te rapprocher des anciens Grecs et de mieux comprendre les histoires qu’ils chantaient tout en dansant en groupe, pour leurs dieux.

Claude Calame

EHESS, Paris

Dans la même chronique

Dernières chroniques