Cette chronique raconte la vie des Classiques à la Renaissance. Des contemporains de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540) permettent de voir comment l’Antiquité alimente la culture, la pensée et la langue de l’époque. Hommage à l’ancêtre du Gaffiot, l’imprimeur Robert Estienne est le premier invité des Amis de Guillaume Budé. Sa devise : « Noli altum sapere, sed time », c’est-à-dire « ne t’élève point par orgueil, mais crains ».
Dans la précédente chronique, nous avions présenté les arguments d’Abel Lefranc qui identifie le personnage du théologien Hippothadée, dans le Tiers Livre (1546) de François Rabelais, comme étant Jacques Lefèvre d’Étaples.
Après des arguments basés sur les propos tenus par Hippothadée et rejoignant les idées et doctrines de Jacques Lefèvre d’Étaples, Abel Lefranc avance son interprétation du nom même d’Hippothadée. « Il est évident que ce nom est composé du mot grec ἵππος cheval […] et du nom de l’apôtre Thadée ou Thaddée, qui est le même que saint Jude. Comment expliquer cette évocation inattendue du nom grec du cheval dans le nom du théologien ? Très logiquement, il s’agit de Lefèvre d’Étaples. En effet, ce personnage est souvent appelé dans les textes latins de son époque : Stapulensis tout court, du nom de la ville dont il était originaire (Stapulae). Il faut songer qu’au XVIe siècle, le bâtiment qui abrite les chevaux s’appelait non pas écurie, comme aujourd’hui, mais étable. Tout un chapitre de Gargantua (XII) roule sur “les estables des grans chevaulx”. ἵππος désigne donc ici celui qui habite dans l’étable, c’est-à-dire en latin : Stabulensis ou Stapulensis. » (Ibid., p. LXXXIII) Pas convaincus, amis des Classiques ? Abel Lefranc poursuit sa démonstration : « Quant au mot Thadée, il est à propos de rappeler que l’apôtre de ce nom, qui est appelé également Jude, était le frère de saint Jacques le Mineur. Or Lefèvre portait le prénom de Jacques. D’autre part, c’est sous le nom de Jude ou Thaddée que figure dans le canon du Nouveau Testament l’épître, souvent citée au cours des controverses suscitées par le protestantisme, qui contient un avertissement très net dirigé contre les docteurs hérétiques. Faut-il penser qu’en utilisant ce nom, notre écrivain a eu l’intention piquante de retourner le reproche d’hérésie aux adversaires de Lefèvre, précurseur, à certains égards, de la Réforme, mais qui s’est toujours défendu d’être hérétique ? Il est avéré que l’épître de saint Jacques, frère de saint Thaddée, a tenu une place toute spéciale dans la doctrine de notre philosophe. » (Ibid., p. LXXXIII) |
Illustration 1 : Portrait de l’humaniste François Rabelais (1494 ?-1553). Source : Gallica - BnF. |
Abel Lefranc apporte un dernier argument : la protection de Lefèvre par Marguerite de Navarre à laquelle le Tiers Livre est dédié. Malgré les conclusions catégoriques de Lefranc, les critiques restent prudents concernant l’identification des personnages de Rabelais et expriment leurs réserves. Ainsi, Peter Sharratt écrit : « À l'heure qu'il est, il nous semble évident que, quelles que soient les ressemblances entre “Hippothadée, théologien” et Jacques Lefèvre d'Étaples, entre “Rondibilis médecin” et Guillaume Rondelet, entre “Her Trippa” et Cornelius Agrippa, l'identification ne saurait être complète, et que Rabelais n’a jamais voulu qu’elle le soit. » (Peter Sharratt, « Rabelais, Ramus et Raminagrobis », in Revue d'Histoire littéraire de la France 82e Année, No. 2, Montesquieu (Mar. - Apr., 1982), p. 263)
Peter Sharratt juge l’interprétation du nom Hippothadée, par Abel Lefranc, non seulement « un peu faible et tirée par les cheveux », mais également que ce sont des « jeux de mots inventés pour expliquer des textes de l'époque ». Il rappelle alors : « Lefranc […] ne fait-il pas dériver “Hippothadée” du mot grec ἵππος – d'où il faut faire ensuite une gambade jusqu'à “stabulensis”, d'où il glisse subrepticement à “stapulensis”, “d'Étaples” – et, comme si cela n'était pas déjà assez illogique, ne déclare-t-il pas qu'à Thadée on peut substituer Jude, pour ensuite faire appel à son frère Saint Jacques le Mineur ; tout cela pour parvenir enfin à Jacques Lefèvre d'Etaples. Les jongleurs de mots du XVIe siècle étaient tout de même plus subtils et plus sensibles. » (Peter Sharratt, « Rabelais, Ramus et Raminagrobis », in Revue d'Histoire littéraire de la France 82e Année, No. 2, Montesquieu (Mar. - Apr., 1982), p. 265)
La prochaine chronique sera consacrée à un véritable portrait de Jacques Lefèvre d’Étaples (pas besoin de décodeur !) par Théodore de Bèze. « Pour profiter à tous, de quelque condition que soient. »