Remedia Morbis - VI. Remèdes contre le mal de tête

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Tous les quinze jours, Nicola Zito vous invite à découvrir les remèdes médicaux les plus curieux des Anciens, entre science, magie, astrologie et superstition. Libre à vous de les expérimenter !

Dans son Autobiographie, le sophiste Libanios (314-393) évoque les violentes migraines dont il souffrit tout au long de son existence. « Ce mal ancien qui avait frappé ma tête, provoqué par la foudre, reparut après seize ans de rémission, plus pénible. Il commença aussitôt après la grande fête qui rassemble tous les sujets des Romains. J’avais peur d’avoir une crise en chaire devant les élèves réunis, j’avais peur aussi quand j’étais couché, tous mes jours étaient pleins d’amertume, je remerciais la nuit qui me donnait le sommeil et à l’arrivée du jour le mal revenait. Si bien que je demandais aux dieux de m’accorder la mort pour toute faveur, et rien ne me laissait espérer que la maladie ne détruirait pas ma raison. Au moment même où j’écris, cela ne s’est pas encore produit, mais il ne m’est pas possible d’avoir confiance en l’avenir. Et ce “pas encore” même, je le dois aux dieux qui par la mantique m’ont interdit toute saignée, bien que j’en aie grande envie. Le médecin disait que dans cette éventualité, par suite du souffle vital que renforcerait l’écoulement du sang, ma tête n’y résisterait pas, et que j’y succomberais ».

Et si Libanios avait essayé de se soigner par des remèdes moins conventionnels ? Commençons par une amulette que transmet une interpolation du manuscrit de Saint-Gall de la Physica Plinii (ve siècle après J-C) et dont la réalisation ne semble pas poser de problème particulier, même aujourd’hui, à condition de remplacer le papyrus par une feuille de papier. « Tu écriras sur un papyrus, que tu attacheras à la tête, des noms de bêtes sauvages : “lionne, lion, taureau, tigre, ours, panthère, léopard” ; pendant que tu attacheras après avoir fait le silence autour de toi, tu prononceras les noms ». L’efficacité du remède, qu’il faudra appliquer directement sur la partie malade, repose sur le principe de contrariété : les animaux dont on invoque l’aide, plus forts que tout, seront naturellement à même de vaincre la douleur[1].

Le médecin Théodore Priscien (ive siècle après J-C) nous conseille quant à lui un traitement réservé aux plus courageux (p. 252 Rose) : il s’agira tout simplement de se procurer des cervelles de corneille (à prendre de la manière que l’on voudra), de rat (à manger) ou, un plus compliqué peut-être, de vautour (à mélanger avec de l’huile dont on frottera la tête). Le principe de similarité, qui consiste à soigner par le semblable, est ici à l’œuvre[2].

Mais il vaut peut-être mieux laisser de côté des pratiques qui pourraient nous attirer les foudres des mouvements animalistes, pour se tourner vers les mondes végétal et minéral, plus rassurants. La Nature elle-même peut en effet avoir « signé » une plante ou une pierre pour nous suggérer de quelle manière elle peut nous être utile. Les capillaires possèdent par exemple de longs pétioles, noirs ou brun foncé, extrêmement fins et lisses, qui rappellent une chevelure humaine. Les noms grecs de la plante insistent par ailleurs sur cet aspect : ἐβενότριξον, καλλίτριχον, πολύτριχον et τριχομανές, tous dérivés de θρίξ (cheveu), signifient respectivement « aux cheveux d’ébène », « aux beaux cheveux », « aux nombreux cheveux » et « à la chevelure folle ». Une telle morphologie indique clairement que la plante doit avoir un lien avec les cheveux, le cuir chevelu ou la tête dans son ensemble : à en croire Pline l’Ancien (ier siècle après J-C), pour que les capillaires agissent sur les céphalées il suffira de les porter en couronne[3]. De manière semblable, l’auteur anonyme du Lapidaire orphique (ive siècle après J-C) mentionne dans son traité poétique la “corsite” ou “pierre de tête”. Comme son nom l’indique – κορσήεις est un dérivé de κόρση (tempe) – elle « a pour tout l’aspect de la tempe d’un mortel » ; « si on dissout dans une égale quantité d’huile de rose un fragment de la pierre après cuisson au feu, le produit offre ainsi contre les maux de nuque un souverain remède ». Là aussi, c’est par l’aspect même du minéral, une pierre grise ou veinée de gris-blanc[4], que la Nature nous indique de quelle manière il faut s’en servir.

Mais quelle est l’origine de ces migraines qui peuvent être si pénibles ? À l’instar d’autres affections, elles sont « envoyées aux hommes par suite de l’influence des astres ». C’est l’opinion du dieu Hermès lui-même, auteur d’un Livre sacré sur les décans composé à l’intention du dieu de la médecine Asclépios[5]. Le poème Des Initiatives de Maxime (ive siècle après J-C), en attribue explicitement la responsabilité à Séléné, quand elle se trouve « dans les étoiles du Bélier, signe du printemps » : l’influence d’une telle conjonction astrale sera en général favorable, « sauf si ce sont de terribles douleurs aiguës qui compriment la tête d’un misérable : elles ne guérissent pas vite ». C’est que le Bélier, « tête du monde » comme nous le rappelle Hermès, exerce habituellement son patronage sur la tête.

Dans le contexte gréco-égyptien dans lequel le Livre sacré a vraisemblablement été composé, un décan est une divinité mineure qui, associée à un signe zodiacal, exerce sur les hommes une influence qui lui est propre[6]. Le premier décan du Bélier, nommé Chenlachori, « a le visage d’un petit enfant et les mains élevées en l’air ; il porte un sceptre en le tenant au-dessus de sa tête ; muni de bandelettes depuis les pieds jusqu’aux genoux. Celui-ci régit les affections produites à la tête » tout comme le Bélier. Voici de quelle manière Chenlachori peut nous aider quand on a une forte migraine : « grave-le donc tel qu’il est (décrit) sur la pierre babylonienne poreuse, place au-dessous une plante (appelée) isophrys, renferme dans un anneau de fer et porte sur toi ». Si l’identification de la plante pose problème, les allusions à la pierre de Babylone et au fer sont en revanche transparentes. Le Bélier, dont Chenlachori est le premier décan, représente en effet en astrologie le domicile nocturne de Mars. Or la pierre babylonienne est dédiée à Mars[7], et le Bélier, signe initial de l’année chaldéenne, domine Babylone, berceau de l’astrologie[8]. Puisque ce dieu se montre toujours armé de fer[9], ce métal lui est attribué dans les lapidaires astrologiques[10]. De manière analogue, la plante de Mars, l’ἀρνόγλωσσον (littéralement « langue de bélier »)[11], a la vertu, si portée en amulette, d’apaiser les douleurs de la tête[12]. Tout se tient !

Ce réseau compliqué d’influences, qui établit des liens entre les planètes, les signes du zodiaque, les plantes, les pierres et les parties du corps humain (sympathie universelle), nous permet d’expliquer également d’autres remèdes contre les céphalées. C’est le cas de la liste d’amulettes que cite le médecin Galien de Pergame (iie siècle après J-C) dans son ouvrage sur les Médicaments composés suivant les lieux[13]. Cette liste, que Galien ne reproduit que partiellement, est l’œuvre de son confrère Archigène (ier-iie siècle après J-C), qui dépend vraisemblablement d’une source magico-astrologique. Selon Galien, Archigène attribue l’efficacité thérapeutique des plantes en question à une « étonnante antipathie inconnaissable par l’homme ». De plus, le polygonon (= prêle) et le cichorion, qui ouvrent sa liste, apparaissent précisément dans un traité astrologique attribué à Hermès Trismégiste, où ils sont mentionnés en tant que plantes solaires[14] : le Soleil, symbole de la pensée, de la connaissance et de la réflexion, exerce en effet son patronage astrologique sur la tête[15]. Et c’est vraisemblablement par la nécessité de renforcer l’influence bienfaisante de l’astre diurne qu’il faudra, poursuit Archigène, placer « celui qui a mal à la tête face au soleil [et l’y laisser] jusqu’à ce qu’il soit délivré de sa douleur ».

Quant aux minéraux, outre la corsite, le Lapidaire orphique mentionne également l’ophite, qui « soulage des maux de tête accablants ». Le poète ne précise pas le mode d’emploi de la pierre : faudra-t-il la suspendre au cou, comme une amulette ? Ou bien la mettre en contact avec la partie malade ? Quoi qu’il en soit, on peut tenter d’expliquer l’influence bienfaisante de l’ophite par son lien avec la planète Saturne[16]. La dépression astrologique de cette planète se place là aussi dans le signe du Bélier[17] : l’ophite viendrait notamment renforcer par son action le pouvoir faiblissant de Saturne, puisque la dépression d’une planète correspond précisément à une diminution de son énergie[18].

Incantations, amulettes, cervelles d’animaux, potions à base de plantes et minéraux ? On est bien contents de laisser tout cela aux contemporains de Libanios. En cas de mal de tête, rien ne saurait remplacer une simple aspirine…

Bibliographie

Bonet 2003 : V. Bonet, « Le traitement de la douleur : quand l’irrationnel vient au secours du rationnel », dans Palmieri 2003, p. 145-162.

Bouché-Leclercq 1899 : A. Bouché-Leclercq, L’astrologie grecque, Paris, 1899.

CCAG : Catalogus Codicum Astrologorum Graecorum, I-XII, Bruxelles, 1898-1953.

Feraboli 1985 : Claudio Tolomeo, Le previsioni astrologiche (Tetrabiblos), éd. par S. Feraboli, Milan, 1985.

Frangoulis 2003 : H. Frangoulis, « Les pierres magiques dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis », dans D. Accorinti et P. Chuvin (dir.), Des Géants à Dionysos, Alexandrie, 2003, p. 433-445.

Gaide 2003 : F. Gaide, « Aspects divers des principes de sympathie et d’antipathie dans les textes thérapeutiques latins », dans Palmieri 2003, p. 129-144.

Halleux-Schamp 1985 : Les Lapidaires grecs, éd. par R. Halleux et J. Schamp, Paris, 1985.

Jouanna 2011 : J. Jouanna, « Médecine rationnelle et magie : le statut des amulettes et des incantations chez Galien », REG 124 (2011), p. 47-77.

Ludwich 1877 : Maximi et Ammonis Carminum de actionum auspiciis reliquiae. Accedunt Anecdota astrologica, Lipsiae, 1877.

Olivieri 1934 : A. Olivieri, Melotesia planetaria greca, Naples, 1934.

Palmieri 2003 : N. Palmieri, (éd.), Rationnel et irrationnel dans la médecine ancienne et médiévale. Aspects historiques, scientifiques et culturels, Saint-Étienne, 2003.

Rose 1894 : Theodori Prisciani Euporiston Libri III cum Physicorum fragmento et additamentis pseudo-theodoreis editi a V. Rose, Lipsiae, 1894.

Ruelle 1908 : C.-E. Ruelle, « Hermès Trismégiste, Le livre sacré sur les décans, texte, variantes et traduction française », RPh 32 (1908), p. 247-256.

Zito 2016 : Maxime, Des initiatives, éd. par N. Zito, Paris, 2016.

 


[1] Gaide 2003, p. 142-143.

[2] Gaide 2003, p. 144.

[3] Bonet 2003, p. 154-155.

[4] Halleux-Schamp 1985, p. 109, n. 1.

[5] Voir l’édition de Ruelle 1908.

[6] Ruelle 1908, p. 247.

[7] Cf. le Lapidaire de Socrate et Denys, 30, 9-10 : γλύφεται δὲ καὶ Ἄρης, ὁ δεσπόζων τοῦ λίθου. Τούτῳ γὰρ ἀνάκειται, « on grave Arès, patron de la pierre, car c’est à lui qu’elle est dédiée » (trad. Halleux-Schamp 1985).

[8] Bouché-Leclercq 1899, p. 331 ; Halleux-Schamp 1985, p. 329, n. 7.

[9] Frangoulis 2003, p. 441, n. 63.

[10] Cf. par ex. les Anecdota astrologica publiés par Ludwich 1877, p. 121, l. 10.

[11] Maxime appelle le Bélier Ἀρνειός, voir Zito 2016, p. 84, ad v. 72.

[12] Cf. CCAG VII, p. 234, l. 27 – p. 235, l. 1 Βότανον Ἄρεως ἀρνόγλωσσον […] καὶ πρὸς κεφαλῆς πόνον ἁρμόζει περιαφθεῖσα, ἐπείπερ οἶκος Ἄρεως ὁ Κριός, ὅ ἐστιν ἡ κεφαλὴ τοῦ κόσμου.

[13] Voir Jouanna 2011, p. 67-70.

[14] Cf. respectivement CCAG VIII, 3, p. 159, l. 20 Ἡλίου βοτάνη πολύγονον ; p. 153, l. 3 Ἡλίου βοτάνη κικώριον. Ce dernier, mélangé avec de l’huile crue, fait cesser les céphalalgies (l. 6-7 σὺν ἐλαίῳ δὲ ὠμῷ ἴσως σμιγόμενον κεφαλαλγίας παύει).

[15] Olivieri 1934, p. 17.

[16] Halleux-Schamp 1985, p. 222.

[17] Bouché-Leclercq 1899, p. 195.

[18] Bouché-Leclercq 1899, p. 194 ; Feraboli 1985, p. 390-391.

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