Un jour, un mythe - Le mythe d'Aristophane (suite et fin)

Texte :

Chaque jour, un nouveau mythe à dévorer dans votre calendrier de l'avent mythologique ! Retrouvez-les tous dans la Bibliothèque mythologique idéale ! Par Laure de Chantal

La première partie du texte est à lire ici

Alors Zeus et les autres dieux se demandèrent quel parti prendre : ils étaient bien embarrassés. Ils ne pouvaient en effet les tuer, et détruire leur espèce en les foudroyant comme les Géants, car c’était perdre complètement les honneurs et les offrandes qui leur venaient des hommes ; mais ils ne pouvaient non plus tolérer leur insolence. Après avoir laborieusement réfléchi, Zeus parla : « Je crois, dit-il, tenir un moyen pour qu’il puisse y avoir des hommes et que pourtant ils renoncent à leur indiscipline : c’est de les rendre plus faibles. Je vais maintenant, dit-il, couper par moitié chacun d’eux. Ils seront ainsi plus faibles, et en même temps ils nous rapporteront davantage, puisque leur nombre aura grandi. Ils marcheront droits sur deux jambes, mais s’ils se montrent encore insolents et ne veulent pas rester tranquilles, je les couperai en deux une fois de plus, et dès lors ils marcheront sur une seule jambe, à cloche-pied. » Ayant ainsi parlé, il coupa les hommes en deux, comme on coupe les cormes pour les mettre en conserve, ou comme on coupe les œufs avec un crin. Quand il en avait coupé un, il demandait à Apollon de lui retourner le visage et la moitié du cou, du côté de la coupure, pour que l’homme, ayant sous les yeux la coupure qu’il avait subie, fût plus modeste, et il lui demandait de guérir le reste. Apollon retournait alors le visage et, ramenant de toutes parts la peau sur ce qui s’appelle à présent le ventre, comme on fait avec les bourses à cordons, il l’attachait fortement au milieu du ventre en ne laissant qu’une ouverture – ce qu’on appelle le nombril. Puis il effaçait la plupart des plis qui subsistaient, il modelait exactement la poitrine avec un outil pareil à celui qu’emploient les cordonniers pour aplanir sur la forme les plis du cuir. Il laissa pourtant quelques plis, ceux qui se trouvent dans la région du ventre et du nombril, comme souvenir du traitement subi jadis.
Quand donc l’être primitif eut été dédoublé par cette coupure, chacun, regrettant sa moitié, tentait de la rejoindre. S’embrassant, s’enlaçant l’un à l’autre, désirant ne former qu’un seul être, ils mouraient de faim, et d’inaction aussi, parce qu’ils ne voulaient rien faire l’un sans l’autre. Et quand une des moitiés était morte et que l’autre survivait, la moitié survivante en cherchait une autre et s’enlaçait à elle – qu’elle rencontrât la moitié d’une femme entière, c’est-à-dire ce qu’aujourd’hui nous appelons une femme, ou la moitié d’un homme. Ainsi l’espèce s’éteignait. Mais Zeus, pris de pitié, s’avise d’un autre expédient : il transporte sur le devant leurs organes de la génération. Jusqu’alors en effet ils les avaient sur leur face extérieure, et ils engendraient et enfantaient non point en s’unissant mais dans la terre comme les cigales.
Il transporta donc ces organes à la place où nous les voyons, sur le devant, et par ce moyen les hommes engendrèrent les uns dans les autres, c’est-à-dire par l’organe mâle, dans la femelle. Son but était le suivant : dans l’accouplement, si un homme rencontrait une femme, ils auraient un enfant et l’espèce se reproduirait ; mais si un mâle rencontrait un mâle, ils trouveraient au moins une satiété dans leurs rapports, ils se calmeraient et ils se tourneraient vers l’action, et pourvoiraient aux autres besoins de leur existence. C’est évidemment de ce temps lointain que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres, celui qui rassemble des parties de notre nature ancienne, qui de deux êtres essaye d’en faire un seul, et de guérir la nature humaine.
Chacun d’entre nous est donc une fraction d’être humain dont il existe le complément, puisque cet être a été coupé comme on coupe les soles, et s’est dédoublé. Chacun, bien entendu, est en quête perpétuelle de son complément. Dans ces conditions, ceux des hommes qui sont une part de ce composé des deux sexes qu’on appelait alors androgyne, sont amoureux des femmes, et c’est de là que viennent la plupart des hommes adultères ; de la même façon, les femmes qui aiment les hommes et qui sont adultères, proviennent de cette espèce ; quant à celles des femmes qui sont une part de femme, elles ne prêtent aucune attention aux hommes, leur inclination les porte plutôt vers les femmes, et c’est de cette espèce que viennent les petites amies des dames. Ceux qui sont une part de mâle recherchent les mâles et, tant qu’ils sont enfants, comme ils sont de petites tranches du mâle primitif, ils aiment les hommes, prennent plaisir à coucher avec eux, à être dans leurs bras. Ce sont les meilleurs des enfants et des jeunes gens, parce qu’ils sont les plus virils de nature. Certains disent, bien sûr, qu’ils sont impudiques, mais c’est faux. Car ils n’agissent pas ainsi par impudicité : non, c’est leur hardiesse, leur virilité, leur air mâle, qui les fait chérir ce qui leur ressemble. En voici une bonne preuve : quand ils sont complètement formés, les garçons de cette espèce sont les seuls à se montrer des hommes, en s’occupant de politique.
Devenus des hommes, ils aiment les garçons ; le mariage et la paternité ne les intéressent guère – c’est leur nature ; la loi seulement les y contraint, mais il leur suffit de passer leur vie côte à côte, en célibataires. En un mot l’homme ainsi fait aime les garçons et chérit les amants, car il s’attache toujours à l’espèce dont il fait partie.
Quand donc l’amoureux des garçons, ou tout autre homme rencontre l’être qui est précisément la moitié de lui-même, une émotion extraordinaire les saisit, effet de l’amitié, de l’affinité, de l’amour, et ils refusent d’être, si l’on peut dire, détachés l’un de l’autre, ne fût-ce qu’un moment. Et ces êtres, qui passent toute leur vie l’un avec l’autre sont des sens qui ne sauraient même pas dire ce qu’ils attendent l’un de l’autre ; nul ne peut croire en effet que ce soit la jouissance amoureuse, et se figurer que telle est la raison de leur joie et de leur grand empressement à vivre côte à côte. C’est autre chose, évidemment, que veut l’âme de chacun, une chose qu’elle ne peut exprimer, mais elle devine ce qu’elle veut et le laisse obscurément entendre. Et si, tandis qu’ils sont couchés ensemble, Héphaïstos se dressait devant eux avec ses outils et leur demandait : “Hommes, que voulez-vous l’un de l’autre ?” et si, les voyant embarrassés, il demandait encore : “Votre désir n’est-il pas de vous identifier l’un à l’autre autant qu’il est possible, de manière à ne vous quitter ni la nuit ni le jour ? Si tel est votre désir, je veux bien vous fondre ensemble et vous souder l’un à l’autre au souffle de ma forge, en sorte que de deux vous ne fassiez qu’un seul et que toute votre vie vous viviez tous deux comme si vous n’étiez qu’un, et qu’après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, dans une mort commune. Voyez : est-ce à cela que vous aspirez ? et ce sort vous satisfait-il ?” À ces paroles aucun d’eux, nous le savons, ne dirait non, et ne montrerait qu’il veut autre chose. Il penserait tout simplement qu’il vient d’entendre exprimer ce que depuis longtemps sans doute il désirait : se réunir et se fondre avec l’être aimé, au lieu de deux n’être qu’un seul. »

Le Banquet, 189c-192d

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