Anthrogyne et androcène – La folie raisonnable du genre féminin

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

Comme nous avions déjà pu l’observer chez certains auteurs latins dans de précédentes chroniques, les identités féminines sont souvent ambivalentes. D’un côté, leur appartenance au genre féminin les rend par nature critiquables car imparfaites, mais d’un autre côté cette imperfection est aussi le lieu d’une remise en question des comportements masculins, de sorte que le féminin est objet de critique autant que prisme de critique d’autrui. Une telle analyse n’est pas spécifique à l’Antiquité et peut également être étendue à la Renaissance. Le lien que l’on peut tisser entre les deux époques n’a rien d’arbitraire, bien au contraire. Dès le XVe siècle, les figures intellectuelles de ce que l’on nomme l’humanisme redécouvrent nombre d’auteurs anciens et les étudient sous un nouveau jour. Parmi ces humanistes, Érasme occupe une place tout à fait singulière : expert en latin et en grec, il est notamment connu pour ses nombreuses œuvres qui vise l’instruction relativement aux principaux intérêts de l’humanisme, à savoir la philosophie, l’éducation, l’art ou encore la religion. Érasme écrit dans le but de tendre vers une meilleure compréhension de la société de la Renaissance. Il est un homme de l’observation et du pédagogique, deux pratiques qui culminent dans son Éloge de la folie (1511).

Dans cet ouvrage, Érasme met en scène la Folie personnifiée, c’est-à-dire que le concept de folie prend une forme humaine, qui se livre, par un long discours, à un examen satirique des pratiques humaines. La Folie passe ainsi en revue les mœurs humaines, les catégories sociales, les genres féminin et masculin ou encore les différentes professions, sans épargner les superstitions ou même la religion. En passant ces éléments en revue, la Folie fait son propre éloge : la déesse se réjouit d’une folie généralisée aux hommes et aux femmes de ces différentes catégories. Cet éloge permet à Érasme de proposer, en creux, une critique de la société en général, accusée de folie en son ensemble : il est ainsi clair qu’elle ne fonctionne pas correctement, elle n’est pas régie par les valeurs morales caractéristiques du christianisme de la Renaissance. L’objectif d’Érasme dans son ouvrage est en effet de mettre en avant une forme d’idéal chrétien.

Le fait que la Folie soit un personnage féminin n’a rien d’un hasard : si en français on parle bien de la Folie, l’ouvrage a d’abord été composé en latin par Érasme, sous le titre Moriae encomium, avec le sous-titre Μωρίας ἐγκώμιον, deux formules qui signifient « éloge de la folie ». En latin comme en grec, le nom chois pour folie est de genre féminin (alors qu’Érasme aurait par exemple pu choisir furor, un nom masculin), ce qui fait de la Folie une personnification résolument féminine. Dès le début de l’ouvrage, le personnage dit d’ailleurs être la principale déesse de l’Olympe et indique être omniprésente, car tous les dieux et toutes les déesses ont une dette envers elle. Cet élément ne constitue cependant pas une mise en valeur des femmes. Au contraire, la Folie n’épargne pas ces dernières dans sa satire et se réjouit volontiers de la folie particulière des femmes :

Caeterum quoniam uiro administrandis rebus nato, plusculum de rationis unciola erat adspergendum, ut huic quoque pro virili consuleret, me sicut in caeteris in consilium adhibuit, moxque consilium dedi me dignum: nempe uti mulierem adiungeret, animal, videlicet stultum quidem illud atque ineptum, verum ridiculum & suave, quo convictu domestico, virilis ingenii tristitiam, sua stultitia condiret atque edulcaret. Nam, quod Plato dubitare videtur, utro in genere ponat mulierem, rationalium animantium, an brutorum, nihil aliud voluit, quam insignem ejus sexus stultitiam indicare. Quod si qua forte mulier sapiens haberi voluit, ea nihil aliud agit quam ut bis stulta sit, perinde quasi bovem aliquis ducat ad ceroma, invita reluctanteque, ut aiunt, Minerva. Conduplicat enim vitium, quisquis contra naturam, virtutis fucum inducit, atque alio deflectit ingenium. Quemadmodum, juxta Graecorum proverbium, simia semper est simia, etiam si purpura vestiatur; ita mulier semper mulier est, hoc est, stulta, quamcumque personam induerit. Neque uero mulierum genus usque adeo stultum arbitror, ut eam ob rem mihi succenseant, quod illis et ipsa mulier, et stultitia stultitiam attribuam. Etenim si rem recta reputent via, hoc ipsum stultitiae debent acceptum ferre, quod sint viris multis calculis fortunatiores. Primum formae gratiam, quam illae merito rebus omnibus anteponunt, cujusque praesidio in tyrannos etiam ipsos tyrannidem exercent. Alioqui undenam horror ille formae, hispida cutis, & barbae sylva, plane senile quoddam in viro, nisi a prudentiae vitio, cum feminarum semper laeves malae, vox semper exilis, cutis mollicula, quasi perpetuam quamdam adolescentiam imitentur ? Deinde quid aliud optant in hac uita, quam ut viris quam maxime placeant ? Nonne huc spectant tot cultus, tot fuci, tot balnea, tot compturae, tot unguenta, tot odores, tot componendi, pingendi, fingendique vultus, oculos & cutem, artes? jam num alio nomine, viris magis commendatae sunt, quam stultitiae ? Quid enim est, quod illi mulieribus non permittunt ? At quo tandem auctoramento, nisi voluptatis ? Delectant autem non alia re, quam stultitia. Id esse verum non ibit infitias quisquis secum reputarit, quas vir cum muliere dicat ineptias, quas agat nugas, quoties feminea voluptate decreverit uti. Habetis igitur primum & praecipuum vitae oblectamentum, quo fonte proficiscatur.

L'homme, cependant, étant né pour gouverner le monde, aurait dû recevoir plus qu'une petite once de raison. Il [Jupiter] me consulta sur ce point comme sur les autres, et je lui donnai rapidement un conseil digne de moi : qu'il adjoigne à l'homme la femme, cet animal évidemment fou et déraisonnable, mais en même temps plaisant et gracieux, qui, dans la vie domestique, assaisonnerait la tristesse de l'esprit masculin et l'adoucirait grâce à sa folie. Car, lorsque Platon sembla hésiter à classer la gent féminine dans la race des êtres doués de raison ou dans celle des brutes, il ne voulut pas signifier autre chose que l'insigne folie de ce sexe. De fait, s'il arrive qu'une femme cherche à se faire passer pour sage, elle ne fait que redoubler sa folie, comme si elle enduisait un bœuf d'embrocation, « malgré Minerve » et contre son avis, comme on dit, car quiconque maquille un défaut en le faisant passer pour une vertu le redouble, en contrariant sa nature et ses qualités propres. « Un singe est toujours un singe, dit l'adage grec, même sous un habit de pourpre.» Pareillement, sous n'importe quel masque, une femme reste toujours une femme, c'est-à- dire une folle.

La gent féminine ne sera pas, je pense, assez folle pour me reprocher de lui attribuer la folie, à moi qui suis une femme et la Folie elle-même ? En effet, si elles réfléchissent honnêtement, elles devront admettre que c'est à la folie qu'elles doivent d'être mieux loties que les hommes dans bien des domaines.

D'abord, par leur beauté, qu'elles mettent très justement au-dessus de tout et qui leur sert à tyranniser les tyrans eux-mêmes. D'ailleurs, chez l'homme, d'où vient donc la laideur, la peau rugueuse, la barbe touffue et ce quelque chose de réellement vieux, sinon du vice de leur sagesse ? Alors que les femmes ont les joues toujours lisses, la voix toujours douce et la peau tendre, comme si elles jouaient éternellement à la jeunesse. D'ailleurs, que cherchent-elles en cette vie, sinon plaire aux hommes le plus possible ? N'est-ce pas le but de tant de toilettes, de fards, de bains, de coiffures, d'onguents et de parfums, de tout cet art de s'arranger, de se peindre, de se faire le visage, les yeux et le teint ? Et n'est-ce pas leur folie qui les rend les plus attirantes pour les hommes ? Y a-t-il une seule chose qu'ils leur refusent ? Et en échange de quoi, sinon du plaisir ? Et c'est par la folie qu'elles le donnent. Personne ne viendra me dire que c'est faux, pour peu qu'on pense aux niaiseries qu'un homme débite à une femme, et aux sottises qu'il fait pour elle, chaque fois qu'il s'est mis en tête de prendre son plaisir avec elle.

Vous savez maintenant de quelle source provient le premier et le plus grand agrément de la vie.

Érasme de Rotterdam, Éloge de la Folie, 17
éd. et trad. Jean-Christophe Saladdin
« Miroir des humanistes », Les Belles Lettres, 2018.

Ce passage propose une critique explicite, par le biais d’une satire humoristique, de la femme en tant que catégorie de la population : les femmes ne sont pas ici envisagées dans leur diversité mais comme différentes répliques d’un même modèle. On remarque d’ailleurs aisément que la catégorie formée par les femmes est à plusieurs reprises rapprochée de la catégorie animale, à travers une comparaison avec un bœuf puis avec un singe. Ces deux comparaisons s’attaquent à deux défauts différents que l’on retrouve, d’après la Folie, chez toutes les femmes : d’abord, les femmes n’ont pas leur place dans les lieux de réflexion et de débat, pour des questions de capacités intellectuelles. Ainsi, puisque la bêtise des femmes est intrinsèque et évidente, toute femme qui chercherait à mener une réflexion se couvrirait de ridicule, au même titre qu’un bœuf dans un gymnase, comme la mention de l’embrocation (ceroma), un onguent destiné aux athlètes, le laisse apparaître. Au-delà de la bêtise des femmes, ces dernières ont, d’après la Folie, un autre défaut majeur : elles sont superficielles. Heureusement, d’après la Folie, comme chacun connaît ce défaut, personne n’est dupe des femmes qui tentent de camoufler leur folie et leur bêtise.

La Folie revendique sa féminité, et il apparaît donc bien que son genre n’est pas une coïncidence lexicale qui aurait guidé la plume d’Érasme. D’ailleurs, l’existence même du discours du personnage, au-delà de son contenu, illustre déjà une forme de folie, dans la mesure où les femmes ne sont pas supposées pratiquer l’art oratoire, dans l’Antiquité comme à la Renaissance. Durant la première modernité (la première partie de l’époque moderne), la pratique par les femmes de la rhétorique, notamment en public comme le fait ici la Folie est impossible, car l’on considère qu’elle va à l’encontre de la chasteté. Ainsi, même les humanistes qui argumentaient à travers leurs écrits en faveur d’une éducation plus poussée pour les femmes et qui souhaitaient qu’elles étudient bannissent la rhétorique. Même Jean-Louis Vivès, humaniste de la Renaissance, pourtant fervent partisan de l’éducation des femmes au point d’écrire un traité à ce sujet, De Institutione Feminae Christianiae, prohibe un tel apprentissage. Les femmes pratiquant la rhétorique sont ainsi victimes d’une sévère condamnation morale, à laquelle la Folie n’échappe pas. Faire de la protagoniste une femme qui pratique la rhétorique crée en réalité l’image d’un personnage qui est une femme de petite vertu et qui se complaît dans ce qui lui est interdit. Rien d’étonnant cependant de la part de l’incarnation de la Folie : en creux, le personnage rappelle ainsi le bon comportement que les femmes se doivent d’avoir.

Les femmes sont ainsi belles mais idiotes, et sont incapables de cacher leur bêtise, car cette dernière est si évidente qu’elle n’est un secret pour personne. Est-ce là la vision qu’Érasme propose de la gent féminine ? Il convient ici de garder à l’esprit que l’Éloge de la Folie est un écrit satirique : tout ce que la Folie dit ne peut donc pas être pris au pied de la lettre, et ce d’autant moins que la Folie est une femme peu recommandable d’après les critères de la société de la première modernité. En réalité, le personnage est une figure pleine d’ambivalence : elle est certes folle, mais son discours est loin d’être celui d’une folle. Au contraire, le discours tenu par la Folie s’inscrit nettement dans la tradition rhétorique humaniste, fondée sur l’héritage antique et médiéval. Le personnage s’appuie sur des références philosophiques, comme Platon, et l’œuvre, dans son ensemble, est par ailleurs truffé de citations grecques et de références antiques (juxta Graecorum proverbium). L’ouvrage est en outre en partie construit selon les règles de la rhétorique mises en avant par Cicéron ou Quintilien, en s’ouvrant par exemple sur une longue captatio benevolentiae visant à capter l’attention de l’auditoire au début du discours. Ainsi, alors même que la Folie indique sans ambages que les femmes sont folles et qu’elle-même l’est aussi, par sa nature, par son genre mais également par son comportement, elle énonce des arguments de façon claire et réfléchie. Il apparaît assez rapidement que cette ambivalence est en réalité le lieu d’une réflexion plus profonde sur les apparences : le discours de la Folie, si bien construit qu’il soit, n’en reste pas moins le discours ancré dans la folie, dont il faut se méfier. Ce faisant, Érasme invite à une forme de prudence intellectuelle et à un scepticisme nécessaire, enjoignant à considérer les faits avec un certain recul, à travers un examen critique.

Le discours de la Folie est ainsi le lieu d’une forme de réflexion philosophique de la part d’Érasme et, en cela, ne peut être limité à une série de sottises alignées par un personnage inconséquent. Au contraire, si l’on considère que le discours de la Folie ouvre à la réflexion, alors il devient le moyen nécessaire d’un idéal philosophique. Ce processus est à mettre en relation avec la façon dont les femmes utilisent leur beauté, d’après la Folie : formae gratiam, quam illae merito rebus omnibus anteponunt, cuiusque praesidio in tyrannos etiam ipsos tyrannidem exercent (« elles ont le privilège de la beauté, qu'elles mettent avec raison au-dessus de tout, et qui leur sert à exercer la tyrannie sur les tyrans eux-mêmes »). Les femmes, si elles sont folles, savent manier leur folie, notamment aux dépends des hommes qui sont eux-mêmes assez fous et naïfs pour croire les femmes. De la même façon, le lecteur ne doit pas se faire manipuler par la beauté du discours présenté par la Folie, mais davantage voir au-delà des apparences. Le Folie, malgré tous ses défauts, incarne donc une forme de raison, dans un processus oxymorique, c’est-à-dire contradictoire. Pour autant, peut-on voir dans les écrits d’Érasme une critique féministe, en avance sur son temps ? Cela semble difficile à croire, notamment car la question féminine est très peu présente chez l’auteur. Érasme, contrairement à d’autres figures intellectuelles de la première modernité comme Jean-Louis Vivès ou Thomas More, n’a pas particulièrement à cœur de promouvoir l’éducation des femmes, même lorsqu’elles sont issues de l’élite intellectuelle et sociale. En revanche, l’Éloge de la Folie donne à voir une lecture ambivalente des femmes, en tant qu’objets de critique et moyens de la critique, à travers un personnage ancré dans sa féminité et dans sa folie. La Folie est une énergumène de petite vertu, mais avec un peu de recul et de scepticisme, elle devient l’occasion d’une réflexion philosophique sur la manipulation d’un idéal philosophique humaniste cher à Érasme.

 

Adrien Bresson et Blandine Demotz

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