Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Les neiges se sont enfuies ; déjà, l’herbe est de retour dans les champs, et les arbres retrouvent leur chevelure. La terre opère sa relève et la décrue ramène les fleuves entre leurs berges. La Grâce, avec les Nymphes et ses deux sœurs, ose, toute nue, conduire leurs danses. N’espère rien d’immortel, t’avertissent le cours de l’année et l’heure qui emporte les bienfaits du jour. Le froid cède à la douceur des zéphyrs, le printemps est broyé par l’été qui mourra à son tour, dès que l’automne donneur de fruits aura répandu ses récoltes ; et bientôt revient l’hiver apathique. Cependant, les lunaisons sont promptes à réparer les dommages du ciel. Mais nous, une fois descendus là où sont le pieux Énée, Ancus et le riche Tullus, nous ne sommes qu’ombre et poussière[1]. (...)
Ce poème d’Horace a de quoi déconcerter un lecteur moderne : l’évocation gracieuse du printemps, qui laisse augurer la célébration du renouveau de la nature, est brutalement interrompue par le rappel de notre condition mortelle. Or cette déroutante antithèse n’est pas unique dans l’œuvre de l’auteur des Odes : ainsi, dans une pièce du livre I, après une évocation des plus engageantes des charmes de la saison nouvelle, le poète enchaîne sans transition : la pâle mort heurte d’un pied égal les échoppes des pauvres et les tours des rois[2]. Comment expliquer cette association paradoxale entre l’allégresse printanière et l’angoisse de la mort qui vient ?
Plusieurs éléments sont à prendre en compte. Tout d’abord le printemps est ressenti comme un nouveau départ : mutat terra vices écrit le poète, appliquant à la terre une expression militaire qui désigne la relève de la garde. Ce renouvellement printanier concerne non seulement la nature, mais également le temps du citoyen romain. Florence Dupont rappelle que pour celui-ci, « l’année est divisée en deux saisons : la saison de la guerre qui va de mars à octobre, l’été, et l’autre saison d’octobre à mars, l’hiver, où normalement le citoyen est revenu chez lui[3]. » La navigation s’interrompt – et avec elle une certaine activité commerciale – des Ides de novembre aux Ides de mars. L’hiver est donc la saison du repos, et l’on peut conjecturer qu’en voyant revenir le printemps les Romains éprouvaient un sentiment assez similaire à celui qui nous anime lors de la rentrée d’automne : celui d’une reprise des activités qui nous projette vers l’avenir tout en nous rappelant les années passées. Or, souligne encore Florence Dupont, « l’angoisse des commencements est une des maladies de la culture romaine » – d’où toutes les précautions rituelles que l’on prend avant d’engager une entreprise. Au-delà de ce trait spécifique de la mentalité latine, l’observation du temps cyclique de la nature – celui des astres et de la végétation – conduit à y opposer le temps linéaire de la vie humaine, qui nous mène fatalement vers la mort… Ce thème sera beaucoup exploité en poésie, par exemple dans l’Ode au Vendômois de Ronsard : Bois bien que perdiez tous les ans / En hiver vos cheveux mouvants / L’an d’après qui se renouvelle / Renouvelle aussi votre chef / Mais le mien ne peut derechef / Ravoir sa perruque nouvelle.
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La saison qui pour nous est associée à la fois à la rentrée et à la mort, ce n’est pas le printemps, mais l’automne. Qu’en était-il de ce moment de l’année chez les Romains ? Observons tout d’abord que si l’année du citoyen se divise en deux parties, on retrouve bien, chez les poètes, la mention des quatre saisons. Le texte d’Horace cité plus haut caractérise succinctement chacune d’elles. On constate que l’automne y est qualifié de pomifer (donneur de fruits) et « déverse ses récoltes », image pouvant rappeler la corne d’abondance. Dans un passage des Remèdes à l’amour Ovide présente ainsi la ronde des saisons : « L’automne donne ses fruits (poma), l’été s’embellit de moissons, le printemps offre ses fleurs, le feu console de l’hiver[4]. » Lucrèce, quant à lui, dans une évocation un peu plus développée des quatre époques de l’année, se contente d’écrire sobrement pour la troisième : « Puis paraît l’automne, et avec lui s’avance le dieu des bacchantes[5]. » On le voit, pour les Latins, l’automne est d’abord la saison des fruits, associée à la générosité de la nature, aux vendanges, voire à l’ivresse dionysiaque… (Sur les mosaïques représentant les quatre saisons, l’allégorie de celle-ci se voit volontiers couronnée d’une grappe de raisin). Et ce n’est pas pour rien que les Romains rapprochaient spontanément le terme autumnus du verbe augere : étymologie hasardeuse mais qui témoigne qu’après l’aride été l’avènement de cette saison était ressenti comme un accroissement, non seulement des cours d’eau qui retrouvaient leur flux[6], mais aussi des divers dons de la nature, et donc plutôt perçu comme un regain de vitalité.
Il n’en va pas ainsi de notre vision actuelle de l’automne. Devenue un thème poétique majeur, on oublie que cette saison n’a pas toujours connu cette fortune. Elle n’intervient guère dans la poésie médiévale, où le printemps est au contraire omniprésent et génère le désir amoureux. La poésie baroque, si sensible à l’inconstance des choses et à l’écoulement du temps, traite ces thèmes à travers d’autres images : la neige qui fond, l’arc-en-ciel qui se dissout, le fleuve dont le cours incessant rappelle la marche implacable des jours. L’automne est peu traité et, quand il l’est, c’est plutôt à la manière des Anciens. Saint-Amant écrit ainsi : Et le souillard Automne / Fait écumer les bords de la vineuse tonne.
L’automne moderne, avec sa mélancolie, son cortège de souvenirs et sa tonalité funèbre – toutes associations qui nous semblent aller de soi – cet automne-là est une invention romantique, en rapport avec le triomphe du lyrisme personnel (et sans doute avec l’influence croissante de la culture nordique). Lamartine salue « le deuil de la nature » et, saisi par la contagion, se prépare lui-même à mourir[7]… Bientôt chaque poète se croira obligé d’essayer sa lyre à la célébration de la saison nostalgique, selon sa sensibilité propre. Pour Hugo la splendeur du paysage sert de décor à tout un retour vers des amours passées (Tristesse d’Olympio). Baudelaire associe le bruit du bois coupé à celui d’un cercueil que l’on cloue (Chant d’automne). Laforgue, avec son autodérision coutumière, raille la complaisance des poètes aux plaintes de l’arrière-saison : « Quand reviendra l’automne, / Cette saison si triste, / Je vais m’la passer bonne, / Au point de vue artiste. » (etc.) Le texte le plus dense et le plus significatif est peut-être la célèbre Chanson d’automne des Poèmes Saturniens. Verlaine évoque dans ses tétrasyllabes sobres et suggestifs la blessure provoquée par les violons de l’automne et la langueur qui l’accompagne ; en huit mots, il parvient à associer dans notre esprit chaque heure qui sonne à l’heure suprême, qui vous ôte le souffle et le sang du visage. L’image de la feuille morte – double du poète – sur laquelle se termine le texte peut être considérée, à l’instar des fruits pour les poètes latins, comme l’emblème de cette vision moderne de l’automne. Si les « orages désirés » témoignaient encore, au début du romantisme, d’un certain dynamisme qui portait René vers « les espaces d’une autre vie », la perspective de la mort qui vient conduit désormais à s’abandonner aux charmes délétères du vent mauvais et d’une nostalgie sans espoir : « les feuilles mortes se ramassent à la pelle, les souvenirs et les regrets aussi. » Le poème de Prévert, mis en musique par Kosma et interprété par Yves Montand, connaît une audience universelle ; Gainsbourg, conscient que la littérature n’est qu’un grand palimpseste, en fait à son tour une nouvelle chanson… si bien que ce ne sont pas seulement « les amours mortes », mais aussi, dans nos consciences modernes, les thèmes romantiques de l’automne qui « n’en finissent pas de mourir »...
Dans son essai intitulé « Fadeur de Verlaine », Jean-Pierre Richard écrit : « La langueur verlainienne épuise l’être ; elle semble vouloir le pousser à bout, le forcer à se dissoudre et à s’oublier en autre chose que lui-même. Elle écœure, effrite ce moi qu’elle a pour objet de détruire[8]... » On est bien loin de la profusion et de la vitalité dionysiaque qui caractérisent la vision latine de l’automne ! Ces deux visions opposées, celle d’une exubérance de la nature et d’un épuisement de l’être qui mène à sa destruction, semblent inconciliables : on en trouve cependant une sorte de synthèse dans le poème d’Apollinaire intitulé « Automne malade » :
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
(...)
Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
... car on peut mourir aussi d’un excès d’abondance et de productions : notre monde, qui semble entré dans sa phase automnale, ferait bien de s’en souvenir.
J.-P. P.
[1] Horace, Odes, IV, 7
[2] Horace, Odes, I, 4, vers 13. Malherbe se souviendra d’Horace dans sa Consolation à M. Du Périer : « Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre /Est sujet à ses lois,/Et la garde qui veille aux barrières du Louvre/N’en défend point nos rois. »
[3] Florence Dupont, Le citoyen romain sous la République, Hachette, 1989.
[4] Ovide, Remèdes à l’Amour, 187-188.
[5] Lucrèce, De la nature, V, 743. Pour désigner Bacchus, le poète transpose en latin le cri des Bacchantes : Euhius Euan.
[6] Voir par exemple la lettre de Pline le Jeune (V, 6) où il décrit les effets des saisons sur sa villa de Toscane traversée par le Tibre.
[7] Lamartine, « L’automne » (Méditations poétiques, 1820). À noter qu’on trouve chez l’abbé Delille, dans son poème Les jardins de 1780, une méditation sur l’automne qui préfigure étonnamment les accents lamartiniens : « J’aime à mêler mon deuil au deuil de la nature »(etc.).
[8] Jean-Pierre Richard, « Fadeur de Verlaine » in Poésie et Profondeur, Le Seuil, 1955.