Grand écart – Empédocle et les selfies

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Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

En plein mois de juillet, ce titre sensationnel est venu secouer la torpeur estivale :

UN TOURISTE TOMBE DANS LE CRATÈRE DU VÉSUVE EN VOULANT FAIRE UN SELFIE

La chute terrifiante dans le volcan fait songer à la version la plus connue de la mort d’Empédocle, telle que la narre Diogène Laërce :

Hermippe raconte qu’une certaine Panthéia, d’Agrigente, qui avait été condamnée par les médecins, fut guérie par Empédocle et qu’il donna pour cela un sacrifice dont les invités étaient environ quatre-vingts. Hippobote raconte qu’il se leva <de table> et se dirigea vers l’Etna ; puis une fois arrivé aux cratères du feu il s’y élança et disparut, voulant ainsi confirmer sa réputation d’être un dieu ; mais le fait fut reconnu plus tard, car une de ses sandales fut rejetée par le volcan : il avait coutume en effet de porter des sandales de bronze[1].

En lisant plus avant, la chute dans le Vésuve du jeune Américain de vingt-trois ans, qui a pu être secouru et s’en est tiré avec des blessures légères, s’est révélée finalement beaucoup moins tragique que le suicide d’Empédocle dans l’Etna. Mais d’autres, moins chanceux, n’échappent pas au selfie mortel : c’est ainsi que quinze jours après un jeune touriste anglais s’est fait décapiter en Grèce par un hélicoptère – et l’on note que ces dernières années les accidents de ce type tendent à se multiplier…

Heureusement, l’immense majorité des autoportraits numériques entraîne des conséquences moins graves : mais comment analyser ce nouveau phénomène de société, qui touche en particulier les moins de trente ans ? La première idée qui vient à l’esprit consiste à mettre cette vogue au compte du narcissisme des jeunes générations : or c’est aller un peu vite en besogne. Relisons Ovide, qui propose une analyse très fine du mythe grec de Narcisse : on y voit le jeune homme, découvrant dans la source son reflet, littéralement se consumer pour cette forme si désirable qui ne peut lui rendre son amour :

Tandis qu’il désire apaiser sa soif, une autre soif croît en lui ;
Tandis qu’il boit, saisi par l’image de sa beauté,
Il aime un espoir sans corps ; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau
.
(…)
Il n’en put supporter davantage ; mais, comme fondent
Les cires dorées sous la flamme ténue ou le givre matinal
Sous la tiédeur du soleil, ainsi, consumé par l’amour,
Il se liquéfie et se laisse peu à peu détruire par le feu secret qui l’habite
[2].

On l’a compris : pour Narcisse, entièrement enfermé dans sa passion – au plein sens du terme – le monde extérieur n’existe plus, même s’il finit par s’apercevoir que cette image envoûtante n’est autre que son propre reflet.

Cette lente et mortelle consomption n’a évidemment rien à voir avec les accidents liés aux selfies, mais c’est surtout à un autre niveau que les deux expériences – celle de l’autoportrait numérique et celle du miroir narcissique – divergent totalement. Si, pour l’adolescent épris de son image, tout ce qui l’entoure a disparu – les amoureux sont seuls au monde – le selfie, instantané réalisé uniquement pour être montré et soumis au regard d’autrui, illustre plutôt la phrase de Rousseau : « L’homme sociable, toujours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres ». On n’est plus dans le schéma binaire narcissique – où la dualité se révèle incapable de retrouver l’unité salutaire – mais bel et bien dans celui du « désir triangulaire », tel que l’a analysé René Girard : « À l’origine d’un désir il y a toujours, disons-nous, le spectacle d’un autre désir, réel ou illusoire[3]. » Pour le selfie réalisé devant un site célèbre, c’est bien sûr la réputation de celui-ci (relayée par les guides touristiques, photos diverses etc.) qui fait office de médiateur, et l’on sait de même aujourd’hui avec quel succès des influenceurs patentés, habiles à se mettre en valeur sur leurs posts, savent rendre désirables des produits de consommation. Le selfie dans cette chaîne peut donc jouer un double rôle : il témoigne à la fois du désir second (se photographier devant le Vésuve pour faire comme les autres), mais finit par revêtir à son tour une fonction médiatrice (rendre, par sa publication sur les réseaux sociaux, le Vésuve encore plus attractif). Ajoutons enfin ceci : même quand ce type d’autoportrait, détaché de tout élément extérieur, semble illustrer un simple dédoublement narcissique, il obéit néanmoins encore au schéma du « désir mimétique » : utilisant les codes de TikTok ou d’Instagram, le photographe n’a d’autre but que de présenter une image de lui qui le fasse accéder à une forme de notoriété et progresser dans l’opinion des autres , et c’est bien de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de son existence, pour achever la citation de Rousseau…

Et Empédocle ? Disons-le tout de suite, les anecdotes recueillies par Diogène Laërce au sujet du sage d’Agrigente nous orientent plus vers la vanité du selfie que vers la souffrance narcissique. Le portrait qu’il fait de lui nous montre un homme éminemment soucieux de son image sociale, qui cherche même, à partir de sa réputation de thaumaturge, à se faire passer pour un dieu[4]… Dans une première version de sa mort, on voit Empédocle, après son banquet, purement et simplement disparaître au cours d’une nuit où son nom retentit dans une lumière céleste – ce qui permet à son ami Pausanias d’assimiler ce mystère à une apothéose. La version citée plus haut, la plus célèbre, n’est qu’une variante rationnelle de celle-ci : Empédocle saute dans le volcan pour faire croire à une disparition surnaturelle, mais il est trahi par sa sandale de bronze. Selon ce récit, il choisit donc de mourir afin de passer pour immortel. Son biographe, toujours prompt à saisir les travers des philosophes, fait donc ressortir la présomption du personnage. Ainsi mentionne-t-il que, lors de son séjour à Olympie, il parvient à « attirer sur lui l’attention du plus grand nombre, au point de devenir le principal sujet de conversation ». Et il ne manque pas de rappeler que s’il arrive à Empédocle de dénoncer le goût du luxe de ses compatriotes, lui-même ne dédaigne pas d’étaler ses signes extérieurs de richesse, dont font partie les fameuses sandales de bronze[5]. Dans un article consacré aux différents types de mort des philosophes de l’Antiquité Lucien Jerphagnon en vient à conclure, après avoir montré le caractère souvent à la fois symbolique et dépréciatif de ces récits : « Tout se passe en fait comme si, en des temps où la réputation post mortem comptait plus qu’aujourd’hui, les philosophes étaient punis, pénalisés plutôt, pour avoir soutenu leur vie durant un propos dépassant la condition des hommes ou, si l’on préfère, pour avoir voulu chanter plus haut qu’ils n’avaient la voix[6].» La fin célèbre d’Empédocle, entachée de roublardise et d’humaine vanité, corrobore assez bien cette réflexion. Et puisque l’on n’est pas à une version près, vu l’abondance de celles qui nous sont rapportées[7], ajoutons encore celle-ci, plus en adéquation avec la grandeur des différents écrits que nous a laissés le savant sicilien :

Empédocle, donc, pour conforter sa gloire de guérisseur, a donné ce banquet pour quatre-vingts personnes. Mais soudain, au milieu du repas, le caractère dérisoire de cette fête éclate à ses yeux. Il se lève de table et songe, selon les mots de Hölderlin : désormais je n’appartiens plus aux mortels[8]. Une force irrésistible l’entraîne vers le volcan : celui-ci n’est-il pas l’incarnation de ces quatre éléments qui ont fondé sa physique, et dans les « cratères du feu » pour reprendre l’expression (kratêras tou pyros) de son futur biographe, ne voit-on pas s’opérer, à l’image de ce qui se passe avec l’eau et le vin dans le vase homonyme, le mélange de l’essence ignée avec les trois autres – la terre dans le magma brûlant, l’eau dans les fleuves de lave qui s’écoulent, l’air dans l’éther vers lequel se projette la mystérieuse force à l’œuvre dans les entrailles du monde ? Il atteint maintenant le bord du cratère : si l’homme aux semelles de vent s’identifiera, beaucoup plus tard, au voleur de feu[9], l’homme aux sandales de bronze, en cet instant crucial, ne rêve que d’épouser la flamme primordiale du Grand Tout. Des bribes de son enseignement lui remontent à l’esprit :

Le feu nourrit le feu,
la terre s’augmente de son propre corps, l’éther s’ajoute à l’éther.
Se pourrait-il qu’il n’y ait pas de fin à la profondeur de la terre,
et à l’immensité de l’éther,
comme tant de mortels l’affirment en un flot de vaines paroles
sans rien voir du grand Tout

La force impérieuse lui ordonne de sauter dans le volcan. Au sommet de son bond suprême, comme les marins avant de mourir voient défiler, dit-on, les principaux moments de leur vie passée, il a encore le temps de se remémorer ses existences antérieures :

Autrefois, je fus déjà garçon et fille, buisson, oiseau, muet poisson dans la mer[10].

La sandale rejetée, loin de constituer la dénonciation d’une supercherie, n’est rien d’autre que le quitus accordé par la Nature à son plus loyal célébrant…

J-P P.

 


[1] Diogène Laërce : Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres Livre VIII, ch.2, 69

[2] Ovide : Les Métamorphoses, Livre III, vers 415-417 et 487-490

[3] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (éd. Bernard Grasset, 1961)

[4] On doit reconnaître que certains passages d’Empédocle vont aussi dans ce sens, notamment le fragment 112 : Je viens délivré à jamais de la mort, dieu immortel, que tous vénèrent, comme il sied … (etc.)

[5] Diogène Laërce, op. cit. VIII, 2, 66 et 73.

[6] Lucien Jerphagnon : Les mille et une morts des philosophes antiques. Essai de typologie (1981 - article disponible sur le portail Persée)

[7] Diogène Laërce, qui fait plus œuvre de compilateur que d’historien (et n’oublions pas qu’il écrit une dizaine de siècles après les faits supposés), nous rapporte pêle-mêle beaucoup de versions contradictoires, qui s’ordonnent cependant autour de deux grandes traditions : l’une, liée à la dimension divine d’Empédocle, le fait donc mourir dans l’Etna ; l’autre, moins prestigieuse, dans le Péloponnèse, à la suite d’un accident de char.

[8] Hölderlin : La mort d’Empédocle (1846)

[9] « Donc le poète est vraiment voleur de feu » Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny (1871)

[10] Dans l’ordre des citations : fragments 37, 39, 117. Toutes les citations tirées d’Empédocle le sont dans la traduction d’Yves Battistini (Gallimard, 1968)

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