Cette chronique expose les principales étapes de l’élaboration d’une édition critique dans la Collection Budé, depuis le choix du texte édité jusqu’à la mise au point définitive.
Un travail de longue haleine est toujours un rendez-vous avec soi-même. On a dit plus haut que celui ou celle qui s’attaque à une édition critique avait la curiosité du mécano, qui veut comprendre « comment ça marche ».
Ce n’est pas son seul défaut. Il lui arrive plus qu’à son tour d’être un obsessionnel. À vrai dire, cela vaut mieux. Sinon, que de temps il va perdre à retrouver des renseignements mal classés, à refaire des recherches déjà faites, à se creuser la tête pour préciser un souvenir flou ! L’éditeur moderne est l’inverse d’André Darmarios. Il est précis, laborieux, scrupuleux. Mais n’accablons pas ce pauvre André, il avait des problèmes de survie, il vivait dans un temps où l’exactitude n’était pas une vertu reconnue de tout le monde et où les gens de culture – les témoins – se comptaient sur les doigts de la main. Dans son beau livre sur la bataille du grec à la Renaissance (Les Belles Lettres), J.-C. Saladin nous apprend une foule de choses, et notamment qu’il y avait en France à la Renaissance moins d’hellénistes qu’aujourd’hui, même si l’on tient compte des efforts que fait l’Éducation nationale pour régler définitivement le problème.
Quelques-uns de ces hellénistes deviennent des collègues de l’éditeur et forment un public exigeant et, dans le pire des cas, cruel. Et c’est légitime scientifiquement, sinon humainement : quand un humaniste manque d’humanité, il y a quelque chose qui cloche, non ?
En philologie, la précision appelle la précision, qui seule fait progresser. La négligence n’est pas à résultat nul, elle fait régresser. Quand c’est flou, il y a un loup, disait Martine Aubry. Il arrive hélas qu’une édition critique n’apporte rien et fasse préférer un texte plus anciennement établi, avec des données moins complètes, mais exact.
Dans le domaine de la rhétorique grecque (exemple pris au hasard), on sait que, parmi les philologues allemands à la réputation si prestigieuse, un Hugo Rabe faisait un travail irréprochable, à la fois rigoureux et imaginatif, que Leonhard von Spengel voyageait et collationnait peu et préférait corriger de chic, mais était un excellent helléniste. Christian Walz, lui, collationnait mal et corrigeait mal.
Voici la situation : avec un obsessionnel souci du détail, de la conservation et du classement de toutes les informations, j’ai élaboré une liste de manuscrits. Ils sont tous décrits, datés, parfois attribués à un copiste, parfois inscrits dans l’histoire particulière d’un aventurier ou d’un professeur, ou des deux (même si le mélange est plutôt rare). La question qui se pose maintenant est celle de leur contenu.
Non ! Fausse route ! La question qui se pose d’abord est une question d’argent. Il va falloir en effet que je voyage. Sur le principe, je dirai comme Tartuffe : « Hélas, très volontiers… » Mais la cassette ? Il faut se rendre, se loger, se nourrir dans la ville où l’histoire a porté le manuscrit à collationner.
Le meilleur des scanners ne vaut pas une autopsie, en tout cas pour les manuscrits importants. Il y eut un temps où bien des philologues, même universitaires, imputaient les collations sur leur budget vacances. Aujourd’hui, les équipes de recherche, UMR, UPR et autres EA, ont des budgets réduits, mais peuvent financer des missions de cet ordre. L’avenir est semble-t-il aux projets à durée limitée, à financement national ou européen, mais c’est un autre chapitre. Ce blog n’y suffirait pas.
Me voici enfin à pied d’œuvre, équipé d’un crayon de bonne qualité, d’un taille-crayon de métal, d’une gomme professionnelle (pas ces immondes gommes aux bouts roses ou bleus qui ont gardé la trace noirâtre et collante des remords précédents) et de papiers (ce pluriel, lecteur amoureux des polars, sera explicité plus tard) ou d’un ordinateur, que j’ai transportés jusqu’ici dans mes blanches mains, sans sac, ou dans un sac transparent prêté par la bibliothèque. Le jour n’est pas plus pur, etc.
Roulements de tambour. J’ai devant moi l’objet dont je connais déjà beaucoup de choses, mais que je vois enfin de mes yeux, que je vais enfin pouvoir touououch… Bas les pattes ! me crié-je à moi-même, à moins que le conservateur ne le fasse. Des doigts, même lavés, même récurés, même séchés, c’est un peu de sueur, c’est un peu de crasse. Je dois toucher le moins possible l’objet qu’on a porté à ma place sur des patins avec des gants (la scène a été tournée avec Esther Williams en vedette), qu’on a glissé devant moi dans un coffrage qui le garde entrouvert avec le secours de boudins de velours pour éviter de casser sa reliure. Grand-père ou grand-mère de ma future édition, témoin vénérable d’époques étranges et familières, cet objet est chéri et sacré.
Contaminé par l’obsession de la propreté, je me retiens de respirer…
Ces règles ne sont pas respectées partout, mais elles progressent, et c’est tant mieux.
Ma journée, mes journées – il faut du temps, et il est dangereux de se contenter de sondages, car certains manuscrits ont été copiés sur plusieurs modèles – se sont passées dans des alternances de douce concentration, d’impatience ou de fatigue. Pour être franc, la philologie science de l’esprit s’est parfois effacée au profit d’une lutte virile entre éveil et sommeil. J’ai soigneusement évité la pause de midi, ou l’ai réduite au minimum, car collation et somme post-prandial forment une coalition diabolique, chronophage et par conséquent, si je suis jeune et pauvre, onéreuse. Le laisser-aller, dans ce domaine, est dévastateur. La complaisance, inconcevable. Que l’on pense au ratio rabelaisien : « Il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux assis dessus son livre mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine. »
Pour collationner, chacun a sa méthode. Le regretté Gabriel Rochefort préconisait une méthode simple et commode, que les moyens modernes n’ont pas forcément réduite à l’obsolescence. Anticipant sur le principe de l’ordinateur, il recommandait de prendre une édition de référence et de découper pour chaque page plusieurs feuilles de papier-calque. À l’endroit de la leçon de référence, on note au crayon chaque variante, on barre d’un trait les sauts du même au même. Les filiations apparaissent toutes seules.
Bref, j’ai mes variantes, je vais enfin pouvoir situer mon manuscrit dans la tradition de mon texte, lui trouver sa place dans une généalogie, lui trouver des enfants, identifier – ou reconstituer – son ou ses parents.
Après la dure ascèse, j’aborde maintenant un jardin merveilleux : la fabuleuse fabrique de la faute.
P.C.