Qui ne connaît les mythes de la Grèce ? Ce pays est indéniablement et intimement liée au mythe : Héraclès, les Argonautes, Thésée et le Minotaure, Antigone, Circé, Bellérophon et la Chimère, Échidna, Typhon… le monde grec est peuplé de héros, de créatures étranges et de dieux. Nombreux aussi sont ceux qui sont fascinés par l’alphabet grec et ces textes écrits de mots indéchiffrables aux premiers abords. Tout le monde connaît donc ou croit connaître ces légendes grecques, la Grèce, les Grecs. Et tout le monde est donc fasciné par ce pays si lointain dans le temps et sa littérature qui ne serait accessible qu’aux forts en thème a priori. Il se pourrait bien que cette vision soit, elle aussi, un mythe, un de plus, parmi tant d’autres tout à fait différents, mais intimement associés à la Grèce au point d’en faire partie intégrante, voire de passer pour des vérités encore en 2024.
Ces idées reçues n’ont cette fois de rapport ni avec des créatures mythiques ni avec des expéditions légendaires ni des héros, mais se fondent sur une vision d’une Grèce de marbre, majestueuse, mais blême, perchée sur un piédestal et résolument lointaine dans le temps. Quant à la langue grecque, elle est, elle aussi, dans la perception des gens, lointaine, voire inatteignable par sa difficulté.
C’est ce qui explique que la Grèce ne suscite pas en premier lieu et avant toute autre chose des images d’églises orthodoxes, de tsoliades, ou encore de vêtements traditionnels que l’on portait dans certains coins de la Grèce au XVIIIe et au XIXe siècles. Et quand on pense à la littérature grecque, on ne se réfère pas spontanément à Pinelopi Delta (Πηνελόπη Δέλτα, XXe siècle), à Kostis Palamas (Κωστής Παλαμάς, XIXe - XXe siècle), Kostas Karyotakis (Κώστας Καρυωτάκης, XXe siècle) et son magnifique poème Είμαστε κάτι… ou encore à Emmanouil Roïdis (Εμμανουήλ Ροΐδης, XXe siècle). Le poème épique médiéval Digenis Akritis (XIIe siècle), les Chiliades de Jean Tzétzès (XIIe siècle), la Chronique de Georgios Akropolitis (XIIe siècle), le roman Velthandros et Chrysantza (XIIe ou XIVe siècle), Erotokritos de Vitsetzos Cornaros (XVIIe siècle), la Papesse Jeanne de Roïdis (XIXe siècle) ou encore Le Numéro 31328 d’Ilias Venezis (Ηλίας Βενέζης, XXe siècle) ne sont pas connus du grand public. Et quand on parle de personnalités importantes de la Grèce, qui pense avant tout à Eleftherios Venizelos, le linguiste Giorgos Chantzidakis, le médecin Georgios Papanicolaou ou tant d’autres ? Enfin, la Journée mondiale de la langue grecque (Παγκόσμια Ημέρα Ελληνικής Γλώσσας) a, depuis quelques années, la tendance prononcée à être comprise comme la Journée mondiale du grec ancien, alors qu’elle est la journée de l’hellénophonie à l’origine : après tout, la date choisie (9 février) fait référence au décès de Dionysios Solomos (1798-1852) et non à Platon, Pindare ou aux règles de la syntaxe grecque ancienne…
Le mythe dont je parle est celui de la Grèce idéalisée avec ses colonnes blanches et le Parthénon, les temples en ruine et les philosophes, en somme, l’Antiquité grecque et gréco-romaine amalgamée en latin-grec, cet illustre et auguste “ancêtre” de la langue française, qui pourrait même être désigné par le terme latingrec ou greclatin, en un seul mot. Car, dans l’imaginaire européen ou nord-américain, la Grèce est avant tout ce pays d’un autre temps, indissociablement liée à Rome et aux cours de langues anciennes au collège. Dans les rares universités où il y a des cours, voire une licence de grec moderne, il n’y a pas de réel rapport entre Lettres Classiques et grec moderne au niveau institutionnel. Et lorsque les petits Français apprennent l’alphabet grec, il est trop rarement précisé que ce même alphabet si mystérieux et exotique n’a rien d’étrange ou hors du commun pour les locuteurs grecs qui ont appris à l’utiliser à six ans à l’école grecque et pour qui l’apprentissage de l’alphabet n’est aucunement un exploit, mais une banalité. Il n’est que de comparer avec l’alphabet russe : ce dernier, bien que différent de l’alphabet latin, n’est pas entouré de mystère ou de prestige. Mais tout est différent quand il s’agit du grec. Enfin, dans les cours de grec ancien, dans le secondaire comme dans le supérieur, on n’insiste pas non plus sur le fait que le grec n’est pas une langue morte et que le grec ancien n’est, finalement, qu’une partie de la longue histoire de langue et de la littérature grecques ; on ne signale pas non plus qu’on utilise toujours ο άνθρωπος pour désigner l’être humain, que γράφω/έγραψα signifie toujours « écrire », que διαφέρω, αναφέρω, προσφέρω, επιφέρω, υποφέρω, ανθίσταμαι, διίσταμαι, παρίσταμαι, προΐσταμαι, έρχομαι, φεύγω, μεν et δε, θρίαμβος, πειθώ, ηχώ, δόρυ, άλγος, υάκινθος, θάλασσα sont toujours utilisés avec le même sens et ont pu donner naissance à de nouveaux mots.
Cette chronique a donc pour but de présenter une autre Grèce et une autre image de la langue et de la littérature grecques : elle proposera des aperçus sur le devenir de la langue grecque après l’Antiquité, des questionnements sur la prononciation assez drolatique du grec ancien, de courts exposés sur des œuvres littéraires ou des textes grecs byzantins, post-byzantins et modernes, pour aboutir à l’assez étrange histoire du « glossiko zitima » (γλωσσικό ζήτημα) ou « question de la langue » qui a divisé la société grecque pendant le XIXe et XXe siècles et ne s’est terminée qu’avec l’adoption de la langue démotique et de l’écriture monotonique en 1976 et 1982 respectivement.
Cette chronique a un but, mais surtout un espoir : faire naître la curiosité pour des aspects de la Grèce, qui ne se limitent pas aux colonnes de temples, à Périclès et aux “ancêtres” de la culture européenne, et susciter de l’intérêt pour la langue grecque, encore parlée aujourd’hui, dans son ensemble. Autrement dit, il s'agira de découvrir l'hellénophonie, celle d'hier, mais aussi et surtout, celle d'aujourd'hui.
Theodosios Polychronis